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Actuel / Kaboul-Kandahar, dans l’ombre des Talibans

Florence Perret

2 février 2018

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Partir en Afghanistan, pour les un an de l’assassinat de Massoud et de l’effrondement des tours, était à en croire l'entourage de la soussignée, parfaitement insensé. Pas pour elle: la touriste aurait sans doute eu peur, pas la journaliste. Schizophrène? Peut-être. Ambiance.



© 2018 Bon pour la tête / Florence Perret et Ondine Yaffi (logo)

Kaboul, un matin d’août 2002. Je vérifie qu’aucune mèche blonde ne dépasse de mon long châle vert, sors du gros 4x4 qui m’a emmenée dans ce coin de la capitale et m’engouffre dans le bazar bondé. Mauvaise idée. La foule est dense, hostile: elle transpire la testostérone. Des paysans débarqués dans la capitale depuis peu, des néo-citadins abreuvés de films pornos produits en Russie et pour lesquels les blondes sont forcément des putes, m’explique, tout de go, mon acolyte.

Il me guide parmi les étals, au milieu des turbans, des pakols, des tchadris. Et moi l’Occidentale qui m’étais fait un point d’honneur à ne pas céder à la facilité. M’obliger ou plutôt m’interdire l’achat du vêtement bleu intégral qui aurait eu nombre d’avantages, dont celui, évident, de «voir sans être vue». Tentant pour une journaliste au pays des Talibans. Mais non. Un semblant d’éthique, semblant car si éphémère que j’y renoncerais maintenant, à la minute, pour être claire.

Baisser la tête, plus bas que terre

Du reste, depuis une semaine que je cours la capitale meurtrie, je m’en suis passé sans aucun problème. Toutes les personnes que j'ai rencontrées étaient bienveillantes. Pourquoi n'ai-je pas acheté de burqa? Je le regrette maintenant. Bousculades, insultes, coups dans les côtes, crachats. Pour la première fois de ma vie, je baisse la tête. Plus encore. Je l’incline plus bas que terre. Plus question de regarder un seul de ces hommes dans les yeux. J’accepte d’être leur inférieure, leur rien. Je renonce. Je ne suis qu’une ombre.

Impossible de faire marche arrière, j’avance au gré des «pute» éructés, des regards choqués, de glémeux dans la face. J’avance parce que je ne suis plus. J’avance parce que je suis là, dans un bazar où je n’ai aucun droit, surtout pas celui d’être moi. J’avance parmi les âmes déboussolées d’un pays détruit. Au milieu d'hommes effarés.

Bazar de Kaboul, la bourse, août 2002. © Pierre Abensur

Le trophée

J’étais journaliste. Je suis désormais touriste. Une touriste qui tient à ramener son trophée de guerre. Un mouton prêt à tout, même à se transformer en cochon, pour pouvoir exhiber, de retour chez lui, sa témérité.

Direction l’étal des pakols, évidemment. Le même que portait fièrement Massoud, assassiné il y a un an. Deux jours avant l’effondrement puant des tours. New York-Kaboul dit la chanson qui sort ces jours. Mais New York 2001 et Kaboul 2002, chers Renaud et Axel, n’ont pas la même odeur. J’en suis témoin. J’aurais préféré ne jamais l’avoir été.

Je m’empare d’un pakol, brun-fauve comme celui du colonel, je me lance, on traduit: «C’est pour mon mari», dis-je en exhibant une bague à mon annulaire gauche. On acquiesce. J’en prends un, le fiche sur ma tête, par-dessus le châle vert. Il me sied. Il siéra donc à mon homme imaginaire. La foule rit, elle s’est regroupée, je la divertis. Je paie. Je fuis.

Bazar de Kaboul, août 2002. © Pierre Abensur

Kandahar. Pascal m’accueille dans une extraordinaire cour ornée de belles chambres.

Pascal Marlinge que je ne reverrai plus après mon départ d’Afghanistan: l’humanitaire sera assassiné d’une balle d’AK-47 dans la tête à la frontière tchado-soudanaise six ans plus tard. Mais Pascal est encore là et nous présente de grandes chambres certes froides, certes désuètes, mais avec un charme fou. Je m’y sens bien. Jusqu’à ce que tombe l’information: «C’était jusqu'il y a peu le QG des Talibans». Je me fige. En une fraction de seconde, tout devient sinistre. La chambre, la cour, le charme, la cheminée. J’ose à peine sortir de ma chambre et serais presque capable de faire pipi au lit. Ce n’est même plus de la peur, bien que ça y ressemble, c’est un sentiment de dégoût intense, d’impuissance. Un sentiment si puissant qu’il efface toute raison.

Nous serons gobés, bientôt

Après les champs de mines de Zhare Dasht, le désert jaune, avant les camps de réfugiés de Quetta au Pakistan, Pascal m’emmène à Kherqa Sharif Ziarat qui fait de Kandahar un lieu saint. Le sanctuaire où la cape du prophète Mohamet est religieusement conservée. Le lieu est apparemment désert si l’on excepte cette vieille femme prostrée devant les hautes grilles de l’entrée qui nous réclame quelques afghanis. Nous sommes quatre ou cinq, dont trois femmes journalistes voilées, toutes blondes, et alors que nous découvrons l’arche sainte en écoutant avec attention les explications de Pascal, un bruit sourd, des frottements, d’étranges échos se propagent. Je me retourne. Une vingtaine d'hommes surgis de nulle part, des fidèles en colère, nous encerclent. Resserrent leur étau. Nous serons gobés, bientôt.

Ai-je peur? Non. Je sais que je n’aurai pas l’occasion de justifier ma présence devant le sanctuaire du prophète et encore moins de les calmer. Et puis dire quoi: «Pardon d’être une mécréante»?

La horde se rapproche. Les cris, de plus en plus proches, heurtent mes tympans. Je suis prête. Mon destin aussi.

Et puis non, des injonctions, des sifflets, des matraques. La police afghane qui suivait notre voiture de près (nous l'ignorions) débarque. Elle frappe, disperse le cercle, nous sort du piège. 4x4. Maison.

Je suis de retour chez les Talibans.


Notre série «Même pas peur!»

«Une sourde inquiétude au milieu de l’abondance» (1), par Anna Lietti

Une Egypte à genoux espère une aube nouvelle (2), par Doménica Canchano Warthon

Fanny Clavien: «Je suis fataliste!» (3), par Jacques Pilet

Ces poules mouillées qui ont peur des véganes (4), par Patrick Morier-Genoud

Quand la peur devient une arme de gouvernement (6), par Jacques Pilet
8 peurs qui ne sont pas (forcément) justifiées (7), par Diana-Alice Ramsauer

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Paul 02.02.2018 | 07h07

«Bravo. Belle plume pour une description assourdissante de ce monde ahurissant. »


@miwy 02.02.2018 | 07h22

«Mon seul regret: avoir du attendre presque 16 ans pour lire ce reportage... Il fut une époque - et il fut des journalistes - pour lesquels le métier consistait à témoigner et donc, à se faire sa propre idée autrement qu'en consultant Twitter. Beau reportage, même si ce voyage fut, en effet, parfaitement insensé !»