Actuel / Une Egypte à genoux espère une aube nouvelle
La violence dans certaines régions d'Égypte met en péril l'ensemble du secteur touristique. Selon certains analystes, le nouvel objectif des terroristes est d'attaquer les Chrétiens et semer le chaos. Reportage dans les montagnes du Sinaï pour voir l'aube d'une nouvelle Egypte, à travers différents témoignages.
Arrivée sur l'esplanade où se trouvent les bus touristiques. © Domenica Canchano Warthon
Une camionnette transportant dix passagers se met en route pour pénétrer au cœur des montagnes du désert du Sinaï, à plus de 200 km au Nord de Sharm el-Sheikh. Le plein d’essence a été fait pour environ 10 francs. On voyage en convoi et sur le siège avant de chaque véhicule: un policier armé. «Pas de photos au checkpoint!», nous avertit Tarek, le guide qui nous accompagnera ensuite au monastère orthodoxe de Sainte-Catherine. Au printemps passé, sur la route qui conduit au Monastère, un groupe d’hommes armés avait ouvert le feu en direction d’un point de contrôle, causant la mort d’un policier et en blessant trois autres. Quelques heures plus tard, l’Etat islamique revendiquait l’attaque. Les membres du monastère, quant à eux, avaient fait savoir que nul ne peut affirmer qu’ils en étaient la cible. Pascal, un pèlerin vaudois qui fait partie de notre expédition, se souvient alors à voix haute d’un autre événement, d’une autre peur: «Il y a quelques semaines, je buvais un verre sur une terrasse parisienne. J’ai appris qu’à cet endroit-même avait eu lieu l’attentat du 13 novembre, causant la mort de 39 personnes. L’émotion était encore vive, mais la terrasse était pleine de monde». En Egypte, en revanche, les agences de touristes ne sont plus prises d’assaut. L’attaque du checkpoint fut un nouveau coup dur pour l’économie touristique déjà sur les genoux.
«Fais attention, en Egypte, il y a des terroristes»
«Ne soyez pas impressionnés, les militaires sont ici pour nous protéger», nous explique le guide en russe, en italien et en anglais. Le seul qui depuis mon départ parle en connaissance de cause. D’autres me disaient avant mon départ:
«Fais attention, en Egypte, il y a des terroristes», «Là où tu vas, il n’y a rien à faire; tu passeras tes journées à l’hôtel», «Les gens ne parlent qu’arabe; tu ne pourras pas communiquer avec eux». Voici quelques-unes des réactions, somme toute assez superficielles, à l’annonce de mon voyage. Mais celle qui m’a le plus donné à réfléchir est celle d’une cousine vivant au... Mexique. «Tu vas en Egypte? Prends garde à toi et sois très prudente dans un tel endroit!». J’aurais voulu lui dire que selon la presse internationale, le Mexique également rencontre de sérieuses difficultés et que l’année passée restera comme la plus violente de son histoire. Pour ma part, je refuse de suivre le courant que m’indiquent les médias qui, comme à chaque début d’année, nous proposent la liste du «top des voyages» et des «destinations à découvrir»; rendant ainsi attractives certaines régions du monde tout en en diabolisant d’autres.
Après quelque quatre heures de route et le passage de nombreux contrôles militaires, nous arrivons au pied du Mont Sinaï.
Les touristes s'alignent pour les contrôles. © Domenica Canchano Warthon
Il est 23 heures et quelques centaines de touristes font déjà patiemment la file dans l’obscurité pour franchir un à un l’ultime inspection policière. Dans l’atmosphère ambiante, on respire non seulement la foi, mais la confiance en l'autre. «Les attaques terroristes se succèdent partout dans le monde. Pourquoi l’Egypte devrait-elle renoncer à continuer à vivre?», interroge Aid, le jeune guide qui nous accompagnera de nuit au sommet de la montagne. Seuls les Bédouins peuvent parcourir librement ces terres qu’ils occupent depuis des millénaires. «J’ai commencé à guider les touristes dès l’âge de 11 ans, me raconte-t-il. Ma famille est installée ici depuis 4000 ans. Malheureusement, depuis quelques années, les touristes ne viennent plus. Nous, les gens du peuple, sommes aussi les victimes du terrorisme.»
Aid est un jeune guide qui travaille depuis l'âge de 11 ans. Sa famille de Bédouins vit sur ces terres depuis des millénaires. © Domenica Canchano Warthon
Dans les montagnes du Sinaï, le plus ancien monastère chrétien actif du monde
Mis à part nous, notre groupe est formé d’Ukrainiens, de Biélorusses et d’un couple kazakh. Peu après le début de notre marche, nous passons à côté du monastère Sainte-Catherine, fondé au IVe siècle, un des lieux de culte chrétien les plus antiques au monde.
Cette bande de terre est sacrée pour les trois religions monothéistes les plus répandues et donne, en quelque sorte, une image miniature de Jérusalem. Nous le visiterons le jour suivant. A la lueur des lampes de poches, nous devinons l’extraordinaire complexe monastique, formé de nombreux monuments d’époques différentes. Il fut édifié il y a quinze siècles par l’Empereur Justinien. Derrière ses remparts hauts de 15 mètres se trouvent une mosquée et l’Eglise de la Transfiguration dominée par un haut clocher. C’est ici que Moïse, selon l’Ancien Testament, reçut les Tables de la Loi. Aujourd’hui, une vingtaine de moines gréco-orthodoxes habitent les lieux. Derrière ces murs se trouve le Buisson ardent où, selon la tradition biblique, Dieu fut révélé à Moïse. C’est l’endroit le plus photographié.
Le Buisson ardent est, selon la tradition chrétienne, le lieu où Moïse a reçu la révélation divine. © Domenica Canchano Warthon
Il y a à peine quelques semaines, et après trois ans de travaux, l’antique bibliothèque a été réouverte au public. On peut y voir quelques livres parmi des milliers de manuscrits d’une valeur inestimable. Dans la grande bibliothèque du monastère sont conservées les plus antiques versions du Nouveau Testament, dont le Codex Syriacus, une version en syriaque de l’Evangile selon Luc datée du Ve siècle. On y trouve aussi le Codex Sinaiticus, rédigé au IVe siècle sur un parchemin en peau de bœuf et connu comme la plus ancienne bible. On y trouve aussi le Pacte de Sainte Catherine, une lettre attribuée à Mahomet qui régit les rapports entre les communautés musulmanes et chrétiennes.
A la lumière du jour, le lendemain, le monastère sera admiré par plus d’un millier de personnes musulmanes, chrétiennes ou juives. Une foule pourtant drastiquement inférieure aux années précédentes.
L'entrée de la bibliothèque du monastère de Sainte-Catherine où se trouve la plus ancienne Bible conservée (4e siècle), ainsi que des milliers de textes et de codes en grec, en hébreu, en arménien, en syriaque, copte ou géorgien. Il y a des icônes sacrées et des mosaïques byzantines. © Domenica Canchano Warthon
Le Printemps arabe a fait fuir les touristes
Mais la tragique diminution des visiteurs a débuté en août 2012 après le massacre de seize gardes-frontière à Rafah, point de passage entre l’Egypte et Israël, à plus de 300 km à vol d’oiseau de là.
Le journal Al-Ahram, un des quotidiens les plus lus en Egypte, relatait fin décembre que le pic des attaques terroristes (594) a eu lieu en 2015. Mais l’Egypte pâtit d’une longue histoire d’instabilité interne liée à des groupes extrémistes. De l’apparition des Frères musulmans en 1928, en passant par l’organisation du Jihad islamique égyptien qui a assassiné le Président Muhammad Anwar al-Sadate en 1981, les groupes terroristes actuels continuent à mener des attaques importantes. Plus récemment encore, le groupe militant Ansar Beit al-Maqdis, né sur les bases idéologiques d’Al-Qaïda en 2011 à la suite de l’instabilité provoquée par le Printemps arabe, a prêté allégeance à Daech. Selon certains analystes, l’Etat islamique a changé de tactique et d’objectifs, semant le chaos et l’anarchie dans la société, portant des attaques contre les Coptes (Chrétiens d’Egypte) et différents courants islamiques, comme le Soufisme.
Cette réalité, très, voire trop largement diffusée dans les médias occidentaux est parfois partiale et effraie les touristes. Beaucoup d’Egyptiens considèrent quant à eux que tout ceci fait partie d’une campagne médiatique de terreur visant à affaiblir leur pays. Certains sourcilleront en y voyant là une énième théorie du complot; toutefois ce raisonnement n’est peut-être pas dénué de fondement.
La seule certitude est que l’économie touristique égyptienne en fait cruellement et implacablement les frais.
«Lorsque les médias font écho des attentats commis par l’EI en Egypte, ils ne disent pas qu’ils surviennent à plus de 500 km d’ici, m’explique Michelle, qui organise des excursions au départ de Sharm el-Sheikh. Quand l’information n’est pas complète, elle crée la panique. Il y a quelques années, par exemple, j’étudiais en Italie et une bombe a explosé à Naples. Ma mère m’a alors téléphoné pour s’assurer que j’allais bien. Je lui ai dit que je me trouvais à plus de 600 km de là et qu’il ne fallait donc pas s’inquiéter». Pour les Egyptiens, le tourisme a principalement diminué suite au Printemps arabe.
A environ 4 kilomètres du Mont Sinaï se trouve le Mont Sainte-Catherine. Culminant à 2629 mètres d'altitude, c'est le plus haut sommet d’Egypte. © © Domenica Canchano Warthon
Cinq ans plus tard, «le crash d’un avion russe dans le Sinaï, attaque revendiquée par Daech et causant la mort des 224 passagers, a mis fin aux visiteurs soviétiques qui comptaient pour 70% du tourisme. Seuls viennent encore des Biélorusses, des Ukrainiens et quelques Italiens», conclut Michelle. L'an 2015 restera comme l’année record par son absence de touristes. «J’ai dû quitter mon désert natal pour rejoindre la ville, se souvient Aid, 26 ans. J’y ai travaillé quatorze heures par jour comme serveur dans un restaurant pour l'équivalent de 8 euros. Pour vous guider cette nuit au sommet, j’en recevrai 12.». Il y a tout juste vingt ans, aux abords des monuments antiques de Louxor, 62 touristes, dont 36 Suisses, trouvaient la mort dans une attaque armée menée par un groupe extrémiste. «J’avais 27 ans quand cela s’est passé et ce fut un terrible choc dans tout le pays, se souvient Pascal. Je ne veux en aucun cas relativiser cette affreuse tragédie qui reste encore dans nos tristes mémoires, mais je me rends compte que lorsqu’il survient un attentat terroriste dans cette partie du globe, une terreur générale se diffuse, les médias relayant abondamment ces atrocités en généralisant le contexte. La zone dangereuse se situe très loin au Nord, à la frontière israélienne. Quand il y a un attentat à Paris ou à Londres, une peur légitime s’installe. Mais on ne déserte pas ces villes pour autant. Les médias, les réseaux sociaux manipulent les opinions et installent la terreur dans l’esprit des voyageurs».
Une communauté d’inconnus attend une nouvelle aube
Après avoir marché une bonne partie de la nuit, vers 5 heures du matin, les marcheurs parviennent à la dernière escale, une tente de Bédouins autour de laquelle on se regroupe pour se réchauffer. Ne reste alors plus qu’une quinzaine de minutes à escalader des marches taillées dans la roche pour atteindre le point culminant du Mont Sinaï, à 2285 m d’altitude.
Durant des heures, nous sommes des ombres qui parfois s’effleurent, sans bruit alentour, avec pour seul murmure nos pas décidés et les gémissements dus au froid.
Nous nous arrêtons dans les tentes des Bédouins qui vendent des boissons pour nous réchauffer. © Domenica Canchano Warthon
Personne ne peut dire avec certitude si l’autre porte un voile, une kippa ou une croix autour du cou; par contre il est vrai que certains éclairent les pas de leurs prochains, d’autres respectent le rythme des plus hardis en s’écartant pour les laisser passer, d’autres encore offrent une tasse de thé, un café ou un chocolat. Dans l’obscurité, nous nous sommes convertis en une communauté d’inconnus qui s’acceptent. Eparpillés sur la montagne du Sinaï, nous sommes impatients de voir apparaître l’aube. Ou peut-être, encore mieux, nous venons de la vivre. Nous vient alors à l’esprit une sage pensée hébraïque: «L’aurore ne commence pas quand surgit le soleil ou quand on voit avec clarté les choses, mais quand de loin et dans l’obscurité on n’entrevoit pas un étranger, sinon un frère». A 6h30, l’horizon flamboyant se présente à nous derrière la silhouette majestueuse des montagnes.
Les lumières de l'aube commencent à caresser les montagnes du Sinaï à 6h30. © Domenica Canchano Warthon
«Les guerres que nous traversons aujourd’hui ne sont pas religieuses; elles sont au service d’intérêts politiques et économiques», nous dit Aid qui, le lendemain, accompagnera d’autres touristes de différentes religions, langues et cultures. Il racontera encore et encore, de manière authentique, sa réalité. Et après une longue nuit froide dans le désert, il atteindra le sommet pour partager le sens profond d’une aube nouvelle.
Notre série «Même pas peur!»
«Une sourde inquiétude au milieu de l’abondance» (1) par Anna Lietti
Fanny Clavien: «Je suis fataliste!» (3), par Jacques Pilet
Ces poules mouillées qui ont peur des véganes (4), par Patrick Morier-Genoud
Kaboul-Kandahar, dans l’ombre des Talibans (5), par Florence Perret
Quand la peur devient une arme de gouvernement (6), par Jacques Pilet
8 peurs qui ne sont pas (forcément) justifiées (7), par Diana-Alice Ramsauer
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
3 Commentaires
@Seilene 31.01.2018 | 06h31
«Merci pour ce magnifique voyage, et de façon global, pour cette suite de profonde réflexion sur un fléau de notre temps : l'exploitation de la peur ... Il était temps ! :-) \o/»
@JeanPaul80 31.01.2018 | 11h44
«Plusieurs années de suite, j'ai voyagé en Algérie, sans aucun problème. Les Suisses n'avaient pas besoin de visa et la traversée du Sahara était très sure. Je suis allé avec des amis de Tamansasset à Djanet, puis jusqu'à Gao et Tombouctou, en plusieurs voyages. Aujourd'hui, pour y retourner, c'est un véritable parcours du combattant: visa, certificat d'hébergement, risque de se faire détrousser ou encore attaquer parce qu'on est des koufars. Non merci, je n'y retournerai plus, n'ayant pas envie de me livrer à une véritable prostitution pour voyager.»
@voilavoila 02.02.2018 | 12h54
«Superbe, quel sens du détail, et merci pour vos analyses à vif, et en phase avec la notion de voyage "à la rencontre" de et à la source, tout en réflexion de fond !»