Analyse / USA out, Europe down, Sud global in
Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère dans l’aveuglement.
Une claque! Même les commentateurs européens les plus aveugles ont dû en convenir. Pour paraphraser ce que disait le premier secrétaire général de l’OTAN, Lord Ismay, à propos de son organisation en 1949, dans le nouveau système mondial émergent, les Etats-Unis sont out, l’Europe est down et le Sud global, piloté par Xi Jinping et Vladimir Poutine, est in. Le sommet de l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai) et les cérémonies du 80e anniversaire de la fin de la Deuxième Guerre mondiale qui se sont tenus cette semaine à Tianjin et à Pékin viennent d’en donner la plus éclatante des démonstrations.
Pendant quatre siècles, l’Europe a régné sans partage sur le monde. Des Amériques aux Iles de la Sonde, elle a étendu son magistère économique, politique, culturel, moral sans rencontrer de réelle résistance. Jusqu’à ce que, prise dans des rivalités fratricides, elle s’abîme dans deux immenses guerres civiles qui l’obligèrent après 1945 à s’effacer devant les Etats-Unis et l’Union soviétique, remplacée par l’Asie après 1990. Pendant quelque temps, on put croire que le projet d’intégration européenne, devenu Union européenne, allait lui permettre de rebondir et de jouer un rôle d’arbitre entre les blocs. Mais depuis 2014, et surtout depuis 2022, les masques sont tombés. En voulant jouer la carte américaine contre l’amitié avec la Russie, la neutralité avec la Chine et l’empathie avec le reste du monde, elle a fini par tout perdre.
Une persévérance aveugle
Le pire, c’est qu’elle ne s’en rend même pas compte et persiste à croire que, grâce à la supériorité de ses valeurs, elle pourra continuer à diriger le monde. Essayons de comprendre comment et pourquoi elle persévère dans l’aveuglement.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Européens n’ont pas le choix. Les pays de l’Est sont intégrés au glacis soviétique, les deux grandes puissances de l’Axe, l’Allemagne et l’Italie, sont tombées sous le joug du vainqueur américain, la Grande-Bretagne, fortement endettée, est incorporée aux Etats-Unis après la signature de la Charte de l’Atlantique et la France, seule puissance potentiellement indépendante, doit se reconstruire et trouver sa voie propre, ce qu’elle fera brièvement entre 1958 et 1969 avec de Gaulle. En 1946, Churchill proclame la guerre froide lors de son discours de Fulton et l’Europe de l’Ouest se réfugie sous les ailes d’une OTAN voulue et dirigée par les Etats-Unis dans le but d’endiguer l’Union soviétique.
L’illusion du pouvoir
A la fin des années 1950, la création de la CECA puis de la CEE, le retour de la croissance économique et la détente avec l’URSS permettent d’absorber le choc de la décolonisation et l’effondrement des empires britannique, français, hollandais et portugais et de relancer une Europe qui a désormais renoncé à occuper des territoires pour affirmer son leadership grâce à sa capacité d’imposer ses normes politiques (démocratie), morales (droits de l’Homme), culturelles (dans le domaine des arts), juridiques (à travers le droit international onusien) et économiques (libéralisme commercial et financier assuré par le FMI et la Banque mondiale) aux côtés des Etats-Unis, avec qui elle pense jouer à jeu égal.
Des avertissements ignorés
L’auto-dissolution de l’Union soviétique en 1991 vient brutalement casser cette illusion. Les Etats-Unis, avec Georges Bush père, proclament qu’ils ont «gagné» la guerre froide. Commence alors une ère d’hégémonie néolibérale américaine, d’élargissement inconsidéré de l’OTAN à l’Est, de mépris pour la Russie et de manque de jugement sur la montée en puissance de la Chine qui va mener à des tensions croissantes à partir des années 2005. Au milieu des années 1990, l’éclatement de la Yougoslavie et les guerres des Balkans, voulus par les Etats-Unis et les Allemands qui avaient une revanche à prendre et des intérêts à promouvoir dans la région, avaient déjà signalé que l’Europe n’était plus à l’abri de la guerre malgré la présence rassurante de l’Union. A l’instar des guerres de Tchétchénie qui eurent lieu à la même époque et pour les mêmes raisons, on mit cela sur le compte de la fin de la guerre froide et du revanchisme de l’ancien ennemi soviétique redevenu russe.
En 2007, le discours de Poutine à la Conférence de Munich aurait dû résonner comme un avertissement mais on l’ignora. On poussa même l’inconscience jusqu’à encourager le président atlantiste de Géorgie à attaquer l’Ossétie sous protection russe le soir du 8 août 2008, jour de l’inauguration des JO de Pékin. Avec des conséquences désastreuses puisque la Géorgie ne dut de conserver son indépendance qu’à l’intervention in extremis du président Sarkozy.
Une dangereuse paranoïa
Les choses se gâtèrent irrémédiablement pour l’Europe au tournant des années 2010, quand les Etats-Unis d’Obama, inquiets de la montée en puissance de la Chine, opérèrent leur «pivot vers l’Asie» et considérèrent désormais la Chine comme leur rival, et même comme un adversaire à contenir, sinon à détruire. Sous l’impulsion des plus fanatiques partisans du suprématisme (ou de l’exceptionnalisme comme on voudra) américain, ils entrèrent alors dans une phase d’agitation paranoïaque dont ils ne sont pas encore ressortis.
Deux choix stratégiques s’offraient alors aux néoconservateurs qui dictent la politique étrangère des Etats-Unis depuis 1990: 1) s’attaquer en priorité au plus faible, à savoir la Russie, pour avoir ensuite le champ libre contre la Chine (option plutôt démocrate) ou 2) se concentrer sur la Chine en tâchant de se concilier ou de neutraliser la Russie (option d’inspiration kissingérienne et plutôt républicaine), les Européens étant sommés de suivre les ordres qu’on leur donnerait (vision commune aux deux partis).
Mauvais choix géopolitiques
En 2014, tandis que les Etats-Unis faisaient monter la pression contre la Chine en multipliant les provocations dans le détroit de Taiwan et en soutenant ostensiblement les velléités d’indépendance de l’île, ils obtinrent un succès spectaculaire en Ukraine en y provoquant la «révolution de Maidan» et l’éviction du président légitime, le pro-russe Viktor Yanukhovitch. Depuis lors, suite à l’annexion de la Crimée par la Russie et à l’insurrection du Donbass provoquées par ce coup de force, l’Ukraine est devenue le centre de l’attention internationale et l’enjeu le plus important du match Occident-Reste du monde. Taiwan reste un point chaud mais d’importance relative, l’attention – et la tension – s’étant reportées sur l’Europe et le Moyen-Orient depuis 2023.
Pour l’Europe, contrainte de s’aligner sur son mentor américain, la «révolution de Maidan» s’est révélée presque aussi catastrophique que pour l’Ukraine. Elle s’est vue contrainte de couper progressivement les ponts avec la Russie, à la suite d’une série d’affaires montées de toutes pièces pour saboter ses liens avec ce pays: explosion du MH-17 malaisien, premiers trains de sanctions antirusses, affaire Skripal et expulsion massive de diplomates russes, chantage contre les gazoducs Nordstream, affaire Navalny et refus par l’Ukraine de mettre en œuvre les accords de Minsk II. Plus grave, ce comportement devait définitivement conduire la Russie à abandonner ses ambitions européennes et à se tourner vers la Chine.
Le piège ukrainien
Ces tensions ont atteint leur paroxysme durant l’année 2021, avec le retour des démocrates antirusses au pouvoir à Washington. On rappellera à ce sujet que les Biden père et fils ont joué un rôle essentiel dans les événements d’Ukraine depuis les années 2013. Les déclarations de soutien inconditionnel au président Zelensky se sont multipliées durant toute l’année tandis que les offres de négociation russes (notamment celle de décembre 2021) étaient ignorées. Jusqu’à ce que les Russes finissent par exploser et se lancer dans leur «opération militaire spéciale» en Ukraine le 24 février 2022.
Depuis lors, le tandem sino-russe n’a fait que se renforcer, tandis que la marginalisation de l’Europe et sa vassalisation par les Etats-Unis prenaient un tour irréversible. Après trois ans et demi de guerre, les choses ont encore empiré car, contrairement aux Etats-Unis, les Européens n’ont pas d’options. Ils ont mis tous leurs œufs dans le panier ukrainien et se sont enfermés dans une logique ingagnable. Ils n’ont jamais envisagé la paix ni la négociation avec la Russie, en discréditant les partisans de cette option comme des traitres.
L’Europe est en train de sortir de l’Histoire
Ils ont fourni des armes et du soutien financier à l’Ukraine sans rien réclamer en retour et sans espoir de récupérer quoi que ce soit. Ils s’appauvrissent à force de financer la guerre ukrainienne à fonds perdus. Ils ont pris le risque d’affaiblir leurs institutions et la confiance dans la démocratie en s’attaquant aux partis d’opposition et en harcelant leurs dirigeants comme ce fut le cas avec les procès intentés à Marine le Pen en France, avec l’invalidation de la candidature de Calin Georgescu à l’élection présidentielle roumaine à la fin de l’année dernière ou encore avec les tentatives maladroites et antidémocratiques allemandes d’interdire l’AfD.
Résultat: à force d’aveuglement, de pusillanimité et d’incompétence géopolitique, les Européens sont en train de sortir de l’Histoire. Ils se sont couchés devant leurs maîtres américains et sont tombés dans le piège qu’on leur a tendu: couper les ponts avec le plus grand pays d’Europe, leur voisin proche, la Russie, et s’isoler de la Chine par peur de froisser l’ami américain, tout en réussissant l’exploit de perdre pied en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie et même en Amérique latine. Et ce n’est pas avec Mmes von der Leyen et Kallas, et MM. Starmer et Merz, obsédés par l’idée de plaire à Washington et de libérer la Baltique et la mer Noire de l’ennemi russe, que les choses vont changer.
Repris de l’article original paru sur le site italien Pluralia.com
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