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Actuel / Entre rêves et réalités. Voyage au pays de Picasso et Dali

Jacques Pilet

22 janvier 2018

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La Catalogne a fait les gros titres chez nous, puis plus guère de nouvelles. La crise est pourtant loin d’être résolue. Le psychodrame théâtral se poursuit. Sans heurts ni vacarme, mais les Catalans souffrent. Qu’ils soient pour ou contre l’indépendance. Partagés à parts égales. Visite à Barcelone et Sitges. Méditation sur le rêve et la réalité. Sur l’enfermement idéologique de part et d’autre.



Que la ville est calme. Peu de trafic, beaucoup de boutiques fermées en attendant le printemps et les touristes. Dans les bars, on parle à voix basse. Il y a tant de blessures muettes. Quasiment tous les drapeaux ont été retirés des façades. Peu de visiteurs au centre culturel de El Born, vaste espace à la fois archéologique et artistique, qui exalte la catalanité. Avec une exposition sur une de ses figures emblématiques, la défunte écrivaine Montserrat Roig. Le centre de «normalisation linguistique» où l’on prend et donne des cours de catalan est peu animé. Le photographe n’y est pas bienvenu. Serait-il «espagnoliste»? En revanche le musée Picasso, admirable, ne désemplit pas.

Les couleurs de la province ne sont hissées sur le parlement qu’au cours des sessions. Sinon les mâts tendent leurs tiges nues au-dessus des marronniers sans feuilles. Ce 17 janvier, l’assemblée élue en décembre se réunissait pour la première fois. Elle a désigné son président, Roger Torrent, qui a tenu un discours modéré, se gardant de prononcer le mot d’ordinaire brandi par les séparatistes: la république catalane. Volonté manifeste d’apaisement. Cet indépendantiste convaincu en appelle à la réconciliation de tous les habitants de la Catalogne. Aucune foule bariolée de jaune ne s’est pressée, ce matin-là, devant la belle bâtisse perdue au milieu du grand parc qui accueille aussi le jardin zoologique.

 «Un esprit étriqué, un asocial qui n’avait que son village dans la tête»

Signe d’espoir? Pas si vite. Les prochains jours dépendent de la décision de l’ex-président du gouvernement, la Generalitat. Il tient à sa réélection. Mais pour l’instant, il se trouve en exil volontaire à Bruxelles et va se rendre au Danemark. Inutile de dire que le premier ministre espagnol, Mariano Rajoy, ne veut rien entendre d’une présidence à distance, via Skype. Dans ce cas, il maintiendrait la tutelle de la province, le fameux articles 155. Ce serait prolonger l’humiliation. 

Mais ce scénario abracadabrantesque est-il réaliste? Le leader de la formation indépendantiste de gauche (ERC) laisse entendre qu’il n’exclut rien. Pourquoi pas, tôt ou tard, une nouvelle figure à la tête du pouvoir? Il se chuchote que la cheffe de campagne de Puigdemont, Elsa Artadi, et bien placée. Cette députée blonde (42 ans), énergique, fine stratège, serait un choix habile pour les séparatistes. Elle paraît de taille à s’affronter à son adversaire numéro un: la charismatique Inès Arimadas (37 ans) qui a porté son parti (Ciudadanos) en tête des votes du 21 décembre. Et face à Rajoy, elle troublerait le combat des coqs mâles.

Le besoin de renouveau s’exprime discrètement. Car Puigdemont reste une figure symbolique de poids. Bien que beaucoup, dans son propre camp, craignent son côté imprévisible, buté sur l’objectif de l’indépendance au point de perdre de vue tous les rapports de force économiques et politiques. Son ancien professeur de catalan, le poète Salvador Oliva, dit de lui: «Un esprit étriqué, un asocial qui n’avait que son village dans la tête». Journaliste sans relief, parlementaire effacé, il s’est trouvé promu à la tête de son parti par Artur Mas, le vieux routier de l’autonomie, plus ou moins converti à l’indépendantisme, poursuivi pour diverses affaires financières. Celui qu’il croyait docile s’est montré plus carré que prévu, mais erratique dans sa stratégie.

Le visage aussi aigu que le propos

Officiellement, les trois partis alliés pour l’indépendance, du centre-droit, de gauche et de l’extrême-gauche anticapitaliste, soutiennent encore plus ou moins l’exilé de Bruxelles. Le directeur-adjoint du site elnacional.cat, David Gonzalez, nous reçoit dans la rédaction moderne où s’active une trentaine de journalistes. Il a le visage aussi aigu que le propos. Il n’a pas de mots assez durs pour pourfendre le gouvernement de Madrid, le PP au pouvoir qu’il qualifie de «franquiste». Il s’indigne, non sans quelque raison, contre la tutelle exercée par le pouvoir central qui suspend – provisoirement? – l’autonomie. «Mais n’y a-t-il pas un problème à viser l’indépendance alors que la moitié des habitants de la Catalogne y est hostile?» La réponse est nuancée. «C’est une question de temps, il faut convaincre… Le pas ne sera pas franchi avant un certain temps. Ce que nous exigeons, c’est un référendum en bonne et due forme, comme les Britanniques l’ont admis pour l’Ecosse. Et nous verrons bien. Si c’est non, nous accepterons et nous attendrons.» Si le gouvernement espagnol ne prend pas cette voie, y a-t-il risque de violences? «Vous avez noté, répond Gonzalez, que nous avons eu de nombreuses manifestations ces derniers mois, d'un camp et de l'autre, et il n'y a eu aucune violence. Les seules furent celles des forces de répression lors de notre référendum.»

Inutile d’aborder avec cet homme de combat d’autres sujets comme l’économie, le chômage, la sécurité ou l’immigration. Il ramène tout au rapport de force entre Madrid et Barcelone. L’enfermement idéologique est total. Comme chez Mariano Rajoy, aussi buté que Puigdemont, qui ne donne aucun signe d’ouverture en dépit de la débâcle de son parti dans la province. Il est vrai que les sondages indiquent (La Vanguardia du 20 janvier) que toujours plus d’Espagnols, irrités par la crise, se disent favorables à une recentralisation du pouvoir. Même les autonomies accordées aujourd’hui à dix-sept régions, sont vues comme des dangers pour le pays. Et contre toute raison, on ne parle plus d’une éventuelle révision de la constitution qui leur donnerait plus de champs.

L'esprit d'ouverture viendra à bout des blocages

Ce grand peuple catalan, à la tradition si riche, creuset culturel admirable, patrie de Picasso et de Dali, peut encore ménager des surprises. Le musée de Sitges réserve une salle à un mouvement libertarien des années trente: les «logicophobistas». Dans leur détestation de la logique, ils voulaient casser tous les codes politiques et artistiques. Ils disparurent, avec les anarchistes, écrasés d’abord par les républicains menés par les communistes, puis par Franco. Ce passé atteste de la capacité de rêve que l’on trouve ici. Mais on n’est plus dans les années trente. La raison démocratique a progressé. La rationalité économique tend à s’imposer pour le pire et le meilleur. L'esprit d'ouverture fait partie de l'identité de Barcelone, si accueillante pour les immigrés, si désireuse d'échanges avec le monde. Il viendra à bout des blocages.

Non, la guerre civile n’éclatera pas.


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