Actuel / Barcelone: «Les pizzas sont arrivées, elles seront bientôt prêtes...»
Les bureaux de vote, du moins ceux qui ont pu faire face à la Guardia Civil, sont encore ouverts. Pour quelques minutes ou plus. Marta Beltran et Nicolas Dupraz nous racontent cette journée. Historique forcément.
Photographies: Nicolas Dupraz / Bon pour la tête
A 7h30, ce matin, au nord-est de Barcelone, près de 200 personnes se massent déjà devant l’Institut Manuel Carrasco i Formiguera. Deux Mossos d’Esquadra (les policiers catalans) viennent de quitter les lieux. Venus demander les noms des responsables du local, ils n’ont pas réussi à entrer et sont descendus se poster au bas de la rue alors que la foule leur fait front. «Restez groupés, et ne laissez aucun passage!», hurle une jeune femme dans un microphone. La foule est bigarrée. Des grand-mères patientent au bras de leurs enfants ou de voisins, des jeunes portent encore les sacs de couchage dans lesquels ils ont occupé les locaux de vote afin de garantir leur ouverture. Les sourires sont rares, les visages fatigués et tendus.
Soupçons et nervosité
«J’ai mal au ventre. Je ne vais pas tenir la journée comme ça», murmure Jordi. Il fait partie des volontaires qui ont décidé de participer à la tenue de ce référendum. «Pour l’instant, nous n’avons pas encore le matériel de vote. Ni les urnes, ni les bulletins, ni les ordinateurs. Nous ne savons même pas vraiment s’ils arriveront. Seules quelques personnes sont dans le secret et nous ne savons pas qui elles sont...»
Il est 7h45 lorsqu’une golf blanche aux plaques d’immatriculation dissimulées, descend la rue Santa Fe pour s’arrêter devant l’école. Un homme en sort et en extrait un énorme sac poubelle. Les rares flashes et applaudissements sont rapidement réprimés par des citoyens redoutant que des policiers ne se rendent compte de l’arrivée de l’indispensable matériel. Un instant hautement symbolique tant l’existence de ces fameuses urnes était devenu un mythe. «Pendant tout ce temps, elles étaient cachées chez des citoyens lambdas pas forcément politisés, des épiciers ou d’autres locaux de tous genres dans l’ensemble de la Catalogne», confie un quadragénaire, un léger sourire en coin.
Cette arrivée impromptue fait office de première victoire pour beaucoup mais l’heure n’est pas à la célébration. La tension monte encore d’un cran avec l’apparition de deux individus sortis d'un taxi et rapidement soupçonnés d'appartenir à la police nationale. Ils sont surveillé du coin de l’œil par l’ensemble de la foule qui scande des Votarem (nous voterons).
Sur un banc Maria-José a accompagné sa mère de 86 ans. «C’est un jour très spécial. C’est LA votation», dit Montserrat émue alors que les organisateurs ont saisi un mégaphone pour annoncer à la foule que les «pizzas (sic!) sont bien arrivées» et qu’«elles seront bientôt prêtes».
Le vote tant attendu
Censé commencer à 8h, le scrutin ne débutera qu’à 10h30. En cause, le blocage de la base de donnée centralisée permettant d’inscrire les personnes ayant voté. «Nous ne pouvons pas commencer si elle ne fonctionne pas. C’est une garantie de légitimité», explique un professeur de l’Université de Barcelone devant l’une des six tables électorales installées dans une salle de classe. «Heureusement, chaque fois que le gouvernement espagnol bloque nos systèmes, des informaticiens catalans font en sorte de trouver une solution!»
Des cris. Les premiers votants – des aînés et les parents accompagnés d’enfants – sortent, le sourire aux lèvres et les larmes aux yeux. Ils sont soulagés, mais pas heureux. Pas encore. Ils savent que la journée va être longue. Alors que les urnes se remplissent, la file d’attente ne cesse de s’allonger, alimentée par des citoyens venant d’autres locaux de vote fermés par la Guardia civil. Tous ont les yeux rivés sur leurs téléphones à l’affut des informations relatant les différentes interventions policières qui se déroulent aux quatre coins de Barcelone. «Ils sont rentrés dans Ramon Lull et ont tapé des gens. Ils ne sont plus très loin et vont certainement arriver prochainement!»
Les rumeurs se mêlent aux informations transmises par les médias, mais personne ne sait vraiment ce qu'il se passe. Comment la garde civile choisit-elle les locaux? Où interviendra-t-elle ensuite? Combien seront-ils? A quelle heure vont-ils arriver? Même les deux Mossos d’Esquadra (policiers catalans) qui observent la scène depuis ce matin disent ne pas connaître les plans de leurs homologues et semblent exclure une intervention de leur part. «Notre rôle est de garantir la sécurité des citoyens. Pour l’instant nous n’avons pas d’autre mot d’ordre», confirme aimablement un des agents. A ce stade pourtant, une seule chose est sûre: les Barcelonais défilent dans le local de vote et sous les grondement des hélicoptères qui quadrillent l’espace aérien.
Beaucoup d’émotion
A quelques centaines de mètres de là, la foule est également présente dans la grande cour de l’Institut Barcelona Congrès mais l’ambiance est nettement plus détendue. «Si la Guardia civil vient, on fermera la porte de fer du préau et on préviendra les gens de se regrouper devant l'entrée de la salle de vote. La consigne est simple: calme, pacifisme et détermination», explique Josep. Dans le local, les parents portent leurs enfants pour glisser le bulletin dans l’urne, les gens se prennent en photo devant les tables électorales et se serrent dans les bras. Ils se relaient pour occuper la cour afin de «protéger» leur vote, espérant que personne ne viendra prendre les urnes avant le décompte. Helena est venue voter un œillet rouge dans une main, la photo de son père Juan dans l’autre. «Il est malheureusement décédé, mais je ne pouvais pas venir voter sans lui. C’était un indépendantiste de la première heure et il aurait voulu être là.»
Tenir jusqu’au bout
Au centre de Barcelone le local de vote de l’Escola Industrial a également vu défiler des milliers de votant tout au long de la journée. A 18h30, les dix-sept tables électorales fonctionnent toujours à plein régime et la foule reste amassée dans la cour. A l’arrière du bâtiment, des jeunes ont monté une barricade faite de mobilier et de vaubans trouvés dans la rue afin d’éviter que les Guardias civils ne puissent pénétrer dans le bâtiment. «Ils sont déjà venus à l’entrée principale ce matin avec de nombreuses fourgonnettes, mais devant les 2000 personnes massées dans la cour, ils sont repartis», relève Mariona. Une petite victoire qui ne réjouit pourtant pas grand monde. «Nous savons qu’ils vont revenir, ajoute Ricard. Ce local de vote est le deuxième plus grand de Catalogne. Ils ne vont pas nous laisser compter.» La veillée continue donc. Ils sont encore des milliers. Les Votarem (nous voterons) se sont mués en Hem votat (nous avons voté), mais personne ne semble vouloir quitter les lieux avant la fermeture des locaux annoncée à 20h (ou plus tard si des gens n’ont pas pu voter) et la fin du décompte. Et après? Ils se poseront cette question demain. Car dans la cour de l’Escola Industrial tous regardent leurs montres et guettent les sirènes.
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