Actuel / Comment s’est enflammée l’utopie
La politique est un théâtre où les discours décollent souvent de la réalité, où se brassent les mythologies. On s’y fait, plus ou moins dupes. Mais là, en Catalogne, les leaders indépendantistes ont poussé le jeu à un paroxysme inimaginable. Ils ont créé, cultivé et imposé la fiction d’un nouvel Etat sans égards à la diversité des opinions, au cadre légal existant, aux réalités économiques. La bulle se dégonfle de jour en jour. Au sein même de ce camp, des voix s’élèvent maintenant pour dire que cet emballement était irréaliste. Mais comment a-t-on pu en arriver là? Sans refaire toute l’histoire, on peut s’arrêter à un aspect de la tragi-comédie qui donne à penser bien au-delà de la Catalogne. Les partisans de la sécession ont utilisé deux armes pour échauffer l’opinion ces dernières années: la télévision et l’école. Et face au déferlement de la propagande, non seulement le pouvoir espagnol mais aussi les médias de Madrid n’en ont pas pris la mesure à temps.
Avec la Constitution de 1978, l’Espagne a donné à plusieurs régions un statut d’autonomie élargi. Avec des compétences étendues: un parlement, un gouvernement, une police, des finances propres et deux domaines-clés, l’école et la télévision régionale.
Les pouvoirs catalans n’ont cessé de demander plus d’autonomie, avec plus ou moins de succès. Mais le projet de l’indépendance totale est récent. Ces dix dernières années, divers groupes minoritaires, de droite et de gauche ont fait monter la passion nationaliste et ont entraîné les modérés, en particulier dans la bourgeoisie au pouvoir, toute heureuse que le sujet éclipse les scandales de corruption et les fossés sociaux.
Pour gonfler le soufflé, le «Parlament» a utilisé deux armes d’une efficacité époustouflante: la télévision et l’école.
L'outil de propagande numéro 1
La Catalogne a toujours été une région bilingue. Mais depuis une vingtaine d’années, le système scolaire a imposé partout le catalan et tout fait pour marginaliser l’espagnol. Réduit à deux heures d’enseignement par semaine seulement! Pour les nouveaux arrivants d’autres régions, pour les étrangers, cela posa des difficultés considérables. Et surtout, une division s’installait entre les «vrais» Catalans et les habitants d’adoption. Dans les petites villes, des parents tentèrent de protester, d’exiger l’étude sérieuse du castillan. En vain. Beaucoup furent harcelés jusqu’à devoir envoyer leurs enfants dans des écoles privées.Même à l’université le catalan fut imposé, ce qui eut pour effet de la priver de nombreuses compétences académiques et de pousser bien des étudiants à aller voir ailleurs. Si l’on ajoute à la question linguistique celle de l’enseignement de l’histoire, orienté vers un passé catalan idéalisé, on voit bien comment la mythologie a été construite.
Mais l’outil de propagande numéro 1, c’était et c’est encore la télévision. La chaîne régionale TV3, financée aux trois quarts par le gouvernement catalan, a donné corps à cette «identité» unilatérale. Elle est dirigée par un des dirigeants de l’organisation Omnium Cultural (38’000 membres) qui promeut la langue et la culture catalane à travers une trentaine de bureaux dans toute la province. Suivre les événements sur ce canal en dit long sur le pouvoir manipulateur de la télévision. Les images diffusées en boucle exaltent les manifestations séparatistes, glorifient les leaders du mouvement et tentent de discréditer les opposants, souvent traités de «fachos». Les débats se déroulent tous en catalan seulement et les invités qui ne défendent pas la bonne ligne sont si mal traités que trois des courageux osant apporter une voix discordante ont finalement renoncé à participer. «Reporters sans frontières» vient de publier un rapport qui dénonce le climat irrespirable pour la liberté de presse dans la région catalane. Journalistes locaux et correspondants se plaignent de pression du pouvoir et de harcèlements sur les réseaux sociaux d’une ampleur inégalée.
Taire la vérité pour ne pas faire retomber le soufflé
Il faut dire cependant qu’à la différence de la télévision et de la radio, les journaux de Barcelone continuent de faire leur métier dans la dignité. La Vanguardia – publiée en deux langues – n’a cessé d’appeler au calme et à la raison. Elle se félicite que des élections libres et contrôlées soient en vue, alors qu’elles sont refusées par les jusqu’au-boutistes de l’indépendance immédiate. Elle n’a jamais caché les dissensions à l’intérieur du mouvement séparatiste, écartelé entre son aile modérée et l’extrême-gauche révolutionnaire. Ce journal vient de publier des extraits d’écoutes téléphoniques des leaders. Edifiant! Ils se disaient entre eux que certes le projet promet d’immenses difficultés économiques et politiques mais qu’il ne fallait rien en dire de crainte de faire retomber le soufflé. El Periodico s’efforce aussi d’apporter des informations et des commentaires équilibrés, certes durs à l’endroit du comportement de Madrid mais très critiques aussi à l’endroit des dirigeants catalans.
Mais cette approche intelligente pèse bien peu quand se forme une utopie émotionnelle. Celle-ci trouve un terreau favorable, pas seulement sur celui souvent évoqué de l’histoire tourmenté de la Catalogne, aussi et surtout sur celui des réalités d’aujourd’hui. En dépit de la prospérité relative de la province, la situation sociale du plus grand nombre n’est pas brillante: bas salaires, emplois précaires, chômage encore élevé et surtout absence de perspectives pour tant de jeunes gens souvent très bien formés, sortis d’études sans débouchés. Les thuriféraires de l’indépendance ont réussi à faire croire qu’avec la «République libérée», tout irait mieux. Dans une famille modeste, le reporter du Spiegel n’en croyait pas ses oreilles. On lui expliquait que le gouvernement prenait en charge la moitié des travaux nécessaires à la réfection de la maison. «Avec la République, la totalité serait payée», lança un jeune homme.
Que les lendemains sont durs, lorsque le rêve s’effrite, lorsque les masques tombent, lorsque les réalités honnies s’imposent...
Les médias de Madrid portent eux aussi leur responsabilité
La Catalogne, quel que soit l’avenir proche, n’en sortira pas indemne. L’Espagne non plus. Son gouvernement n’a pas voulu voir la montée de l’utopie. Il n’a pas su y répondre à temps et avec les mots qu’il fallait. Totalement désemparé par le phénomène de la fiction, il est tombé dans sa propre illusion: penser que des arguments juridiques suffiraient à désamorcer le mouvement. Les médias de Madrid portent eux aussi leur responsabilité. La télévision encore une fois en premier lieu. La chaîne La Sexta, «unioniste» pour reprendre le terme des indépendantistes, a mis de l’huile sur le feu, toujours en quête d’images-choc et de propos enflammés. La première chaîne publique, la TVE, a multiplié les débats dans ces jours de folie. En donnant la parole au compte-goutte aux Catalans tentés par la sécession. Nombre d’intervenants en appelaient au dialogue... sans le pratiquer sur les plateaux. Même le sage El Pais, riche d’analyses subtiles, indigné par la violation du droit, ne s’est pas distingué par une lecture approfondie des réalités sur le terrain.
Depuis la fin de la dictature franquiste (1976), depuis la tentative de coup d’Etat de 1981, jamais l’Espagne n’a été mis à ce point au défi de la démocratie. Durant ces dernières décennies, elle l’a assumé, non sans erreurs, mais avec un calme et une sagesse remarquables. Il est permis d’espérer qu’une fois encore, elle sortira de l’épreuve grandie, mûre, consciente de ses fautes passées, prête à des changements démocratiques nécessaires. Elle pourra alors voir en face et empoigner ses vrais problèmes qui n’ont rien à voir avec les querelles identitaires.
Au cœur de la manif anti indépendance #Barcelona #catalunya #espana @hugoclement @mweill pic.twitter.com/2LJpYyy7Ia
— Axel de Beaumont (@axeldebeaumont) 29 octobre 2017
Dimanche 29 octobre 2017, Barcelone: plusieurs centaines de milliers de personnes manifestent contre l'indépendance. © @axeldebeaumont/Twitter
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