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Actuel / Moscou, Berlin... gare de Delémont: tout le monde descend!

Ondine Yaffi

23 août 2017

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Nous avons passé Omsk. Éveillée depuis bien avant l’aube, je décide de me rendormir le plus longtemps possible, afin d’ajuster ma temporalité à l’heure affichée aux horloges.



Etape 1: Sur le quai de la gare de Moutier, j’attends le train pour Pékin
Etape 2: Sur le quai de la gare de Moscou, j'attends le train pour Irkoutsk (en libre accès)
Etape 3: Sur le quai de la gare d'Irkoutsk, j'attends le train pour Oulan-Bator
Etape 4: Avant de retrouver la gare d’Oulan-Bator, je pars pour les steppes mongoles
Etape 5: A la gare routière d'Erlian, j'attends le car pour Pékin
Etape 6: A bord du transmandchourien, je quitte la gare de Pékin


Vidéo à 360ᵒ: cliquez et baladez-vous dans la carte


Quand je me lève, les heures n’ont presque pas avancé. Cette journée parait avoir commencé hier. Car le train avance avec la marche du jour. D’après l’horaire reçu à l’agence de Pékin, je suis sensée arriver à Moscou en fin d’après-midi. Je retrouve Ira pour confirmation, mais sur son calendrier, elle me montre la date du lendemain. Je n’y comprends plus rien, le temps se fout de moi! On arrivera quand on arrivera et les jours finiront par retrouver leur durée.

J’avais accroché le sac contenant mes précieux légumes dans l’entre-wagon pour qu’il reste au frais. Quelqu’un y a écrasé ses mégots, je peux tout jeter. Il me reste deux soupes de nouilles, je ne peux plus les sentir, mais j’ai trop faim.

Deux hommes montent dans mon kupe. Ils sont loquaces et ça m’extrait des marasmes de mon esprit. De longues phrases russes ponctuées d’un ou deux mots d’anglais remplissent mon compartiment resté silencieux depuis le départ d’Alexei.

On me regarde avec pitié

Constentine, le plus bavard, travaille sur une plateforme pétrolière, sur la banquise. Une fois de plus, je me trouve empruntée à expliquer mon métier. C’est déjà inconcevable chez nous de travailler bénévolement à temps plein, ici, on me regarde avec pitié en secouant la tête. Et au moment où j’explique le concept de récupération d’invendus ou d’habits, c’est un air de dégoût qui s’affiche.

Constentine m’explique qu’en Russie, il n’y a pas de seconde-main: «Pour une voiture, à la limite. Si un ami me donne les habits trop petits de ses enfants, peut-être. Mais si je ne sais pas d’où ça vient... non, non, non»

- En Suisse la vie est tellement chère que la seconde-main rend service à de nombreuses familles et personnes âgées.» Ils sont choqués d’entendre qu’en Suisse, tout le monde ne peut pas s’acheter du neuf, et que certaines personnes âgées ont du mal à boucler le mois.

Les deux compères descendent à Iekaterinbourg.

Il ne me reste qu’une soupe de nouilles. J’ai fini mes fruits et barres chocolatées il y a longtemps. Je décide de faire une entorse à mon budget, mais quand j’arrive au wagon-restaurant, une pancarte indique qu’il est fermé jusqu’à Moscou.

Les hommes s'affairent à déblayer les voies

J’ai faim, je suis en carence de beaucoup de choses, mon esprit s’embrume. Le train tangue terriblement, j’ai mal au cœur, je n’arrive plus à dessiner, à tricoter et je dois momentanément arrêter d’écrire ce journal.

Je passe de l’état de somnolence à l’insomnie sans jamais vraiment trouver le sommeil. Des étincelles bleutées jaillissent dans la nuit transpercée par ce monstre de fer qui avale traverse après traverse.

Ce matin, c’est la tempête. La neige épaisse s’entasse et nombreux sont les hommes affairés à déblayer les voies.

A une station, je tente de sortir respirer l’air frais et prendre le soleil, qui a finit par percer le ciel gris. Sur le quai, la fumée de charbon se mélange aux vapeurs irrespirables d’une usine. Je ne tiens pas deux minutes et retourne dans ma cage.

Encore sept heures. Le pays est couvert de forêt, de vide et de datchas. Elles ressemblent à des maisons de poupées toutes serrées les unes contre les autres, comme pour se tenir chaud.

C’est face à un soleil tirant une révérence écarlate que nous entrons dans Moscou.

Épuisée, la bourse bientôt vide, je n’ai plus qu’un seul but: rentrer chez moi.

Je crie: «Vor!» voleur!

Je prends un taxi pour me rendre à la station Belorusskaya et acheter un billet pour Berlin. Je ne vois pas de compteur sur le tableau de bord, c’est louche. Je demande le prix de la course au conducteur qui fait glisser un doigt sur une tablette fixée sous le pare-brise. Nous sommes arrêtés dans des embouteillages, nous n’avons pas parcouru un kilomètre et les chiffres sur l’écran tournent à une vitesse improbable. Je descends au milieu du boulevard en criant «Vor!» voleur!, et vais prendre le métro. J’ai définitivement la haine contre les taxis.

Le dernier métro... © Ondine Yaffi

J’arrive à la gare avant la fermeture des guichets. Mon train part demain matin. Je mets de côté l’argent qu’il me faut pour faire Berlin-Moutier, puis avec ce qu’il me reste je vais me payer une chambre d’hôtel, à manger et quelques provisions.

Je me rends dans un bar non loin de la gare. Il est plein de mercenaires. Ceux qui partent se battre en Ukraine. Ils sont sud-africains, israéliens, sud-américains... payés des centaines de dollars par jour! La guerre est une entreprise.

Chez les petites gens, les grands hommes

Je repense aux histoires d’Alexei: «L’homme est merveilleux, l’homme est belliqueux. Et c’est souvent chez de petites gens que se trouvent les grands hommes »

Pour imager sa pensée, il m’a conté l’histoire vraie d’un petit garçon dont la sœur était très malade. Le médecin lui  demande s’il est d’accord de donner son sang pour la sauver. Le garçon accepte, va vers sa mère la remercier pour tout l’amour qu’elle lui a donné, et vers son père lui dire sa reconnaissance pour le vélo qu’il lui a acheté. Le médecin et les parents comprennent le comportement étrange de l’enfant après la transfusion, quand celui-ci demande au médecin dans combien de temps il va mourir. Ce petit garçon était prêt, sans hésitation, à sacrifier sa vie pour sa sœur.

Dans le silence et l’immobilité d’un lit d’hôtel, je trouve enfin un peu de repos.

Un petit homme sifflotant m’accueille sur le quai. Voyant mon passeport français il me sert du «Mâdâme», prend mon bagage et tend son autre main pour m’aider à gravir les deux hautes marches. Un contrôleur gentleman!

Pendant toute la journée, il siffle et chante gaiement tout en s’inquiétant souvent de mon confort.

Dans la soirée, il discute longuement avec une femme qui pleure... l’Ukraine.

L’impression d’auditionner pour Miss Douane.

A 4h30, l’homme du train vient me réveiller avec un thé et un croissant. «Granitza», la douane !

Je n’ai pas pris le temps d’attacher mes cheveux et sur mon passeport, j’ai une coupe courte. Le douanier perplexe appelle sa collègue. Je mets ma tignasse derrière les oreilles, puis la relève. J’ai l’impression d’auditionner pour Miss Douane. «Da, da» dit-elle à son collègue qui reprend mon passeport et me dévisage à nouveau.

Cette-fois ci, j’assiste au changement de roues. Nous rentrons dans un hangar illuminé. Des dizaines de mécanos parfaitement synchronisés opèrent. Sous le train une fosse, sur le côté d’énormes criques. Les mécanos détachent les wagons, les roues, puis nous soulèvent à deux mètres du sol. Un énorme câble, noir de graisse, tire les anciennes roues et amène les nouvelles, qu’il faut évidement placer avec précision. Le train redescend. Crac boum chlang! Les roues sont fixées, les wagons rattachés. Je suis fascinée par la rapidité d’exécution.

Comme à l’aller, je change de train à Varsovie. Un homme arrive en courant sur le quai. Ne voyant pas son train, il pense l’avoir loupé. Perdu, il m’accoste et je lui fais remarquer que sa montre a une heure d’avance. «Nous prenons le même train. Il vous reste du temps.» Pour me remercier de cette bonne nouvelle, il m’invite à boire un café et m’offre un sandwich.

Je resquille et vais mendier un peu d'eau chaude

L’arrivée à Berlin me ramène brutalement à notre réalité ferroviaire. On annonce quinze, puis vingt minutes de retard. Pour finir, le train n’ira pas à son terminus. On nous fait sortir en périphérie, sans aucune information sur les moyens de rejoindre la gare centrale. Je n’ai plus beaucoup de temps pour attraper ma correspondance. Dehors, c’est la cohue, beaucoup de passagers sont dans ma situation et se battent pour les trois taxis présents. Je leur propose de ne pas faire la course à un ou deux, mais de se grouper et de partager le coût.

Je rejoins la gare centrale quelques minutes avant le départ de l’ICE pour Bâle. Je cours vers le distributeur de billets sur le quai, il me manque dix euros, le coût du taxi! Le train est juste là, je suis si près du but. Tant pis, je monte et je m’expliquerai avec le contrôleur.

C’est une contrôleuse. «Oui effectivement, on a eu des problèmes sur certaines lignes. Je vais vous faire un billet à partir d’un peu plus loin. Restez dans cette partie du train jusqu’à cette station. Il n’y a que moi qui contrôle, vous ne serez pas embêtée.»

Je n’ai plus un euro, plus rien à boire, ni à manger. Il me reste un sachet de thé, mais dans ce train là, il n’y a pas de samovar. Je vais mendier au bar un peu d’eau chaude pour remplir mon thermos.

La boucle de plus de 21 000 kilomètres est bouclée

Dans l’ivresse du retour, ce trajet passe vite. Au milieu de la nuit, je retrouve la gare de Bâle. Je me revois à l’aller, assise dans cette galerie marchande, la boule au ventre. C’était il y a trente-quatre jours, c’était il y a un siècle. Le bout du monde est si proche... Leçon de relativité.

Sur un quai presque désert, le dernier train pour Delémont me prend à son bord. Quand j’arrive au terminus, il n’y a plus de correspondance pour Moutier et comble d’ironie, je suis contrainte de prendre un taxi. Je règle la course avec le dernier billet suisse du fond de ma poche.

L’usine où je vis, le Pantographe, est encore illuminée, je retrouve ceux que j’aime.

Il est 1h35, je referme une boucle de plus de 21 000 kilomètres.

* L'étrangère






FIN

Portraits d'enfants du Transsibérien. © Ondine Yaffi


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