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Actuel / A bord du transmandchourien, je quitte la gare de Pékin

Ondine Yaffi

21 août 2017

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Mon «kupe» (compartiment) est très spacieux, je pourrais me croire en première classe. Il y a un seul autre passager dans tout le wagon. Il est autrichien, se nomme Karl et il descendra dans deux jours, à Tchita, sur la ligne du transsibérien.



Etape 1: Sur le quai de la gare de Moutier, j’attends le train pour Pékin
Etape 2: Sur le quai de la gare de Moscou, j'attends le train pour Irkoutsk (en libre accès)
Etape 3: Sur le quai de la gare d'Irkoutsk, j'attends le train pour Oulan-Bator
Etape 4:Avant de retrouver la gare d’Oulan-Bator, je pars pour les steppes mongoles
Etape 5: A la gare routière d'Erlian, j'attends le car pour Pékin



Vidéo à 360ᵒ: cliquez et baladez-vous dans la carte

«Une jeune fille comme vous, seule avec un homme, c’est peu convenable. Si vous voulez, je vais demander à l’employée qu’elle me place dans un autre compartiment.»

Je lui réponds, amusée: «Si vous vous tenez bien, il n’y a aucune raison de donner plus de travail à cette femme!»

Le premier jour, nous traversons la Mandchourie, région agricole et industrielle du nord de la Chine. Petites maisons en briques rouges dans les campagnes, HLM démesurés dans les cités... Si la posture et l’accoutrement des hommes et femmes qui travaillent aux champs n’étaient pas si singuliers, je pourrais me croire dans le nord de la France.

Karl a cinquante-neuf ans. Ancien directeur de théâtre reconverti dans l’écriture d’ouvrages politiques, il déteste l’Autriche, a vécu longtemps en Turquie et ne voit sa femme laissée au pays que sporadiquement. Il revient du Vietnam dont il me dresse un bilan catastrophique. «J’ai le coeur brisé. Ce qui se passe dans ce pays est terrible! D’un côté il y a de riches investisseurs occidentaux, qui déversent des milliards pour des magasins de montres, de voitures, etc... De l’autre, les gens meurent sur le trottoir. Je suis allé à l’hôpital pour soigner une méchante toux. Le médecin s’est excusé de n’avoir plus aucun médicament.» Karl me quitte pour aller dans un autre compartiment tchatter avec sa femme, tout en parlant avec sa maîtresse vietnamienne de vingt ans sa cadette. Il a sept enfants, tous de mères différentes. «Que voulez vous, j’aime trop les femmes!»

Nous arrivons à Harbin. Le soleil embrase d’immenses buildings collés les uns aux autres. Ils ont l’air bien trop étroits pour tenir sur pareille hauteur.

La cérémonie des cigarettes

N’arrivant pas à trouver le sommeil, je me rends au wagon-restaurant. Pas de doute, je suis dans un train chinois: les quelques clients fument et rigolent bruyamment. Dans ce pays, il est partout interdit de fumer, alors tout le monde fume partout. Un des passagers vient s’asseoir en face de moi, observe mes doigts rouler le tabac, sa tête à vingt centimètres de mes mains. Je lui offre cette cigarette et l’exhibant aux yeux de tous, il s’en va chercher les siennes pour m’en offrir une. Ce peuple a un comportement très clanique, pour entrer dans leur cercle de confiance, il faut vous dévoiler de prime abord: d’où vous venez, quel âge vous avez, marié ou pas, combien d’enfants, profession... à chaque rencontre, je volatilise toute méfiance en pratiquant cet exercice à l’aide de gestes, petits dessins et photos de mes enfants. Avec aussi un billet qui me présente en chinois, rédigé par un voyageur aimable.

© Ondine Yaffi

On m’offre à boire, la joyeuse troupe s’agglutine autour de moi, je roule des cigarettes pour tout le monde et reçois des clopes industrielles en retour. Elles me donnent la migraine, mais la joie du partage compense cet inconfort. Je dessine le portrait de l’un d’eux, puis les quitte suffisamment fatiguée pour trouver le sommeil.

A 4h30 du matin, la provodnitsa vient nous réveiller. Karl, de mauvaise humeur, l’engueule: «Ces gens là, pas foutu de parler anglais!». Sans comprendre en détail l’information que la femme vient nous transmettre, j’en saisis étonnamment bien le sens. «Les douaniers arrivent, Karl. Habillez-vous. C’est un des postes les plus longs à passer, paraît-il.»

Nous avons droit au cirque habituel avec prolongations. Les douaniers chinois repartent avec nos papiers. Il nous est interdit de bouger. Pour m’échapper de la pression environnante, je tricote un fil de cachemire acheté à Pékin. Sur le quai, des soldats patrouillent. L’un d’eux s’avance vers ma fenêtre, approchant son visage si près que, sans la vitre, je pourrais sentir la chaleur de sa respiration. Hypnotisé par la danse de mes aiguilles, son regard ne quitte pas mes mains. Quand un autre soldat passe, il fait un petit tour sur lui même et revient près de moi. Pendant plus de deux heures, ce gamin en uniforme s’accroche à mon fil rouge pour supporter le froid et l’ennui. Je suis émue.

Fouille du train dans les moindres recoins

Le train roule quelques minutes et s’arrête dans la gare de Zabaïkalsk. Les douaniers russes montent à bord. Ils ont cinq machines pour contrôler les passeports. Ils fouillent le train dans ses moindres recoins: trappes électriques, faux plafonds, matelas... mais étrangement, ils ne vident pas nos bagages.

La gare frontière de Zabaïkalsk. © Ondine Yaffi

 

La provodnitsa revient. J’explique à Karl que nous devons descendre du train pendant deux heures et demie. Ils doivent changer les roues. Il hurle à l’employée: «Vous savez combien j’ai payé ce billet? Et vous voulez que je sorte alors qu’il fait -25°C!? Il n'en est pas question!!!

- Je pense que nous n’avons pas le choix. Il y a certainement un café où attendre au chaud. Cette femme n’y est pour rien.»

En lâchant un Fuck you!, il prend son manteau, bouscule la pauvre femme et sort. A voir son expression, c’est une des rares choses qu’elle comprend en anglais.

Je profite de cette halte pour aller acheter des roubles. Quand je remonte dans le train, la provodnitsa me demande si le fou est là. Il arrive derrière moi et recommence à insulter la malheureuse qui me supplie de le calmer. Je parle à Karl comme à un enfant: «Vous êtes fatigué et de mauvaise humeur. Allez dormir et laissez-nous en paix.»

La douceur d'Alexei

Au fur et à mesure des arrêts, le train se remplit un peu. Nous traversons des paysages similaires à ceux de Mongolie. L’herbe dorée perce un fin duvet de cristaux blancs et les collines offrent un peu de rondeur à ce décor. Nous arrivons à Tchita. Je suis d’humeur maussade. J’éteins la lumière pour signifier mon désir de tranquillité à toute personne arrivant dans mon compartiment. Un homme entre, allume la petite lumière en dessus de sa couchette. Voyant que je ne dors pas, il me parle en faisant rouler les consonnes. J’aime cette langue. Elle me fait penser à la tendresse d’une mère et la protection d’un père. Je lui dis ne pas parler russe: «Ia nié gavariou Parousky.»

- Vous parlez anglais? Pardonnez-moi de vous avoir importunée, j’attends juste mes draps et j’éteins.»

La douceur de ce personnage égaie un peu mon humeur. Le temps qu’on lui amène sa literie, nous engageons la conversation. La quarantaine, de petites lunettes et quelque chose de iakoute au fond des traits, Alexei est procureur. Il se rend à Oulan-Ude, la prochaine station, où il a été affecté à un programme de défense de la diversité culturelle pour le district du Baïkal. Les animistes et les bouddhistes sont nombreux dans cette région.

Alexei me raconte l’histoire d’un ancêtre lointain, qui a tué son frère pour une querelle de terre «Il a été envoyé en Sibérie, au bagne, et sept générations après, je deviens procureur de cette même région! Mon arrière-arrière-grand-père, quant à lui, était un contrebandier anarchiste et son frère un ministre du Tsar. Sans parler de ma femme, descendante de la dernière comtesse russe! Moi, un kazakh russe avec une noble... C’est l’histoire moderne de ce pays!»

«La Russie peut détruire quinze Etats des Etats-Unis en 14 minutes»

Malgré l’heure tardive, voyant mon intérêt, il continue à me gratifier de son talent de conteur. «La Russie a mené des centaines de guerres depuis mille ans. Nous nous sommes battus contre la Pologne, l’Allemagne, la France, la Turquie, l’Inde, l’Afghanistan, le Kazakhstan, la Chine, pendant deux-cent ans contre la Mongolie, etc... La guerre est une idéologie très forte chez nous, elle coule dans notre sang. Les Russes font la guerre, meurent à la guerre, mais ne quittent jamais une bataille. Nous avons gagné toutes les guerres. Nous avons perdu beaucoup, mais nous avons toujours gagné! Et c’est le problème aujourd’hui. Si la Russie entre en guerre, nous gagnerons. Mais tout le monde sera perdant. C’est une troisième guerre mondiale qui nous pend au nez. La Russie peut détruire quinze Etats des Etats-Unis en 14 minutes, en visant la faille de Yellowstone.

- Croyez-vous qu’ils seraient assez fous pour faire cela?

- Souvenez-vous d’Hitler. Je ne sous-estime pas la folie de l’homme, ni sa bonté d’ailleurs. Mais cette guerre en Ukraine est très mauvaise émotionnellement. Au VIIIe siècle, Kiev était la première capitale de Russie. Elle s’appelait alors Kievrussia. La population qui se déporte de plus en plus à l’est se fait appeler russia, les habitants de l’ouest nomment ces colons moskavi. Quand en 2014, les Etats-Unis ont soutenu la mise en place d’un gouvernement pro-européen en Ukraine, ils ont divisé deux frères.

Mon grand père vivait là-bas. Il avait 90 ans et était en parfaite santé. Vétéran de l’armée rouge, il s’est battu contre le fascisme. L’entendre scandé dans les rues cinquante ans plus tard et se faire cracher au visage par des   militants anti-russes a brisé son cœur... il est mort de chagrin.

La seule chose qui rapporte vraiment de l’argent aux Etats-Unis, c’est la guerre. Ils ne la font plus chez eux alors ils la provoquent partout dans le monde. Ce marché est très lucratif!

Les Russes disent ceci: les optimistes apprennent l’anglais, les pessimistes le chinois et les réalistes achètent une kalachnikov.

Je m’endors sur ces histoires.

A 5 heures, nous arrivons à Oulan-Ude. Le procureur Alexei me quitte en me donnant sa carte. Avec son air sérieux teinté d’humour, il rajoute: «On dit qu’il est mauvais de croiser ses amis en compagnie d’un médecin ou d’un avocat. Mais si vous revenez, appelez-moi!»

Le train avance avec le soleil et les jours ne veulent plus prendre congé

A la frontière, le wagon restaurant chinois a été remplacé par un russe. On ne peut plus fumer, personne ne rigole et la nourriture est très chère. 

Le samovar. © Ondine Yaffi

La provodnitsa m’offre une petite omelette aux herbes. Elle s’appelle Ira et me dit être soulagée: «Le fou est parti». Elle me montre une photo de son fils de 15 ans. Sa mère le garde pendant son absence. Ira travaille quinze jours non-stop dans le train puis passe le reste du mois chez elle. Ainsi de suite. Elle gagne 350 francs par mois. Ce qui est très peu, même en Russie.

Je commence à perdre pied. Nous sommes partis il y a trois jours, non quatre... Il est 6 heures, mais il est 1 heure à Moscou. Nous arriverons dans deux jours, non trois... Je ne sais plus. Dans ce sens, le train avance avec le soleil et les jours ne veulent plus prendre congé. Et ces horloges, toujours à l’heure de Moscou!

Nous contournons le lac Baïkal qui cette fois est entièrement gelé. Il neige, c’est magnifique.        

* L'étrangère    


Prochaine et dernière étape: Moscou, Berlin... gare de Delémont: tout le monde descend!




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