Actuel / Sur le quai de la gare de Moutier, j’attends le train pour Pékin
Partir en train jusqu’en Chine est un rêve d’enfance que j’ai longtemps remis à plus tard. C’est la guerre entre l’Ukraine et la Russie. Peu m’importe, je pars. Je pars parce que nos rêves ne nous survivent pas, écrit Ondine, artiste.
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Le Transsibérien. Un nom à lui seul qui invite au voyage. Jusqu’à présent, mes envies habitaient des contrées aux températures clémentes, c’est pourtant de bonne grâce que je pars me frotter à des -20°/-30°C. Pour seuls bagages, j’emporte deux petites sacoches en cuir. J’ai taillé à ma mesure la jupe que je porte dans un épais lainage brodé de fleurs. Et ses jupons dans des molletons. J’ai trouvé un vieux manteau en laine des années cinquante avec un large col de fourrure et d’une peau de lapin blanc, je me suis fait une toque. J’ai sur moi toutes mes ressources matérielles: deux mille francs en devises suisses et européennes, mes billets de train pour Moscou et mon passeport, décoré par quelques ambassades.
Vu les sanctions occidentales contre Poutine, quelques uns m’ont assuré que je n’obtiendrai pas de visa pour la Russie. Ce n’est qu’une formalité: pour la Chine et la Mongolie, on ne demande plus de visa pour les ressortissants européens. La Russie par contre exige une lettre d’invitation que la plupart paie cinquante francs aux agences de tourisme. En ce qui me concerne, je donne bénévolement tout mon temps à la culture et elle me le rend bien: j’ai obtenu gratuitement un visa d’échange culturel grâce à une vraie lettre d’invitation de Victoria, directrice de l’Ensemble de musique contemporaine de Moscou.
Pour le visa de transit en Biélorussie, ce fut plus compliqué. La grande majorité des voyageurs qui prennent le Transsibérien la survolent jusqu’à Moscou puis, une fois le fameux chemin de fer parcouru, ils reviennent chez eux... en avion! Ce moyen de locomotion me semble être au voyage ce que le fastfood est à la gastronomie. L’ami qui s’est occupé de mes visas a essayé de me détourner de mes a posteriori «A l’aller ça va, mais au retour, on ne sait pas à quelle date tu retraverses la Biélorussie et ça risque d’être compliqué.... et en plus, l’avion c’est moins cher». Il a néanmoins réussi à me procurer un pass deux entrées, ouvert sur toute la durée de mon visa russe.
Je rentre dans une photo sépia...
J’arrive à Bâle. Cette gare au carrefour de trois nations donne au voyageur ce vertige de tous les possibles. Sa galerie marchande offre un abri au froid hivernal. Je relève l’investissement important alloué à la réalisation d’un concept architectural moderne où le plus médiocre des articles semble être un bon investissement.
Assise à la table d’un petit café, je pense à tous ces trains que je vais ne pas devoir louper, à tous ces pays où trouver quelqu’un parlant la langue de Shakespeare relève de l’exploit. J’ai le trac.
Je regarde les gens. Ils marchent vite. Même quand ils sont arrêtés. Entre le départ et l’arrivée, ils sont en transit sans avoir l’air d’être incarnés dans ce moment qu’ils ne désirent pas. Mécanique récurrente. Attendre la fin de la journée, attendre le week-end, attendre les vacances, attendre la femme ou l’homme de leur vie, attendre de faire fortune, que les enfants soient grands, la retraite... Mon esprit s’apaise, c’est l’heure.
Je m’enfonce dans le ventre de la gare sur un immense escalator. Le contraste avec l’étage supérieur est frappant. Je rentre dans une photo sépia, septante ans en arrière. Rails en perspective sous un très haut plafond au squelette métallique vouté. Les hauts-parleurs brisent le silence. Mon vaisseau arrive à quai. Je me hisse dedans et trouve le numéro qui correspond à celui imprimé sur mon billet. Je repense à la tête ahurie de l’employé quand je lui ai demandé le prix d’un billet Moutier-Moscou. Puis à son «Je sais pas» agacé quand, une semaine plus tard, je suis retournée à son guichet pour qu’il m’éclaire: «Pourquoi y a-t-il 871 francs de différence entre les billets qu’il propose et les mêmes billets achetés auprès des chemins de fer allemands?»
Le compartiment exigu et la fenêtre obstruée mettent à l’épreuve ma claustrophobie. J’erre une poignée d’heures dans les corridors puis, d’un pas de souris je vais me hisser sur ma couchette. Entre le rêve et la réalité, je me laisse bercer par le mouvement du wagon. A l’aube, le train entre en gare centrale de Berlin qui ressemble plus à un centre commercial que ferroviaire.
Je bifurque à l’est, direction Varsovie
Sous un soleil mat, je prends ma prochaine correspondance. Je bifurque à l’est, direction Varsovie.
A l’instant où la frontière polonaise est franchie, les quatre jeunes gens qui occupent mon compartiment m’informent que le thé, le café et l’eau minérale sont gratuits. Je crois avoir mal compris et leur demande de répéter. Non, j’ai bien entendu.
La conversation se poursuit entre l’anglais et le français. La première question est toujours celle de la provenance suivie de celle de la destination. Ils sont étudiants dans une école bilingue en Pologne et reviennent d’un weekend festif à Berlin. Je leur dis aller à Pékin, ils me demandent si je prends l’avion à Varsovie. «Je fais Moutier-Moutier en train via Pékin, pas d’avion.» L’étonnement sur leur visage laisse aussitôt place à la connivence.
Une Australienne qui vit à Berlin partage mon compartiment. Elle rejoint sa mère venue de Sidney pour visiter la famille. «Il y a beaucoup d’émigrés polonais en Australie, surtout en Tasmanie», nous explique-t-elle. La discussion dévie sur le thème de l’immigration. La politique suisse n’est, à ce sujet, pas inconnue des pays qui nous entourent. Ces jeunes me font part de leurs inquiétudes à voir tant d’étudiants polonais se tourner vers le nationalisme. «Ils ne savent pas, ils n’ont pas bien compris ou oublié leurs livres d’histoire. La Pologne a été exterminée par des idées similaire !» s’énerve l’un d’entre eux.
Le manque de sommeil me tombe dessus, le dodelinement rythmé du wagon m’attire dans un repos sans rêve. Quand je refais surface, tout le monde chuchote. Je suis à la fois surprise et touchée par cette attention. Après quatre heures de trajet, mon corps réclame de l’exercice, je vais arpenter les couloirs.
Pisser sur ce monde, un message cohérent
C’est la fin de l’après midi. La gare Warszawa Zachodnia est modeste. Basse de plafond, sans fioritures ni commerces aguicheurs. Je sors me promener et fumer une cigarette. J’en offre une à un sans abri qui, après m’avoir remerciée, s’en va se soulager au coin de la gare. Le parc d’à-côté lui offre l’intimité d’un buisson, mais pisser sur ce monde qui ne lui concède même pas la chaleur d’un hall de gare est un message cohérent.
Deux heures plus tard, un autre train, une autre langue: le russe. L’espace couchettes est bien plus spacieux que dans le train pour Berlin. La propreté est effarante, jusque dans les toilettes. Le préposé au wagon déblatère de longues phrases indéchiffrables. Je reste muette. Il revient avec deux chopines de thé enchatonnées dans de l’étain ciselé et les tend aux deux femmes qui partagent mon compartiment. Obtenant pour seule réponse à leur longue locution ma tête de poisson rouge, elles le rappellent. Un instant plus tard, il me sert le même trésor. Je devine que les questions sont les mêmes que de coutume. Je réponds simplement Moscou. Elles me gavent de pain d’épices et je partage avec elles le fromage, le chocolat et le pain, emporté dans mon bagage. Cet échange, sans barrière linguistique, nous contente joyeusement.
Aussi affutés qu'une baïonnette
A la frontière biélorusse nos roues sont changées car les rails n’ont pas le même écartement. Je ne vois rien de cette opération, les deux femmes ont tiré les rideaux. Je suis secouée par les bruits et les mouvements. Je suis dans la cuisine du diable.
Le calme enfin revenu, deux douaniers me font ravaler tout espoir de repos. Ils n’ont pas la nonchalance des Suisses. Ils sont aussi affutés qu’une baïonnette. Mon passeport dans la main, l’un me dévisage pendant une éternité pendant que l’autre surveille mes gestes. Ils partent avec mes papiers et me retrouver sans passeport me rend très nerveuse. Un berger allemand tirant deux autres gardes passe dans le corridor et, un bon quart d’heure plus tard, mon identité revient tamponnée en bonne et due forme.
Mon angoisse passée me fait prendre conscience que sans ce petit carnet rouge nous ne sommes rien et ne pouvons aller nulle part. Notre savoir-faire, notre chair et nos os, le contexte, le pourquoi, le comment, ne comptent pas. Notre droit d’exister, de circuler, d’être accueilli et le risque d’être arrêté, enfermé, voir abattu, ne dépendent que de ce petit cahier que l’on appelle passeport.
Comme une petite chose tombée de Mars
Trois changements et quarante-quatre heures, dont trente-six en route, me suffisent pour relier par le rail Moutier à Moscou. Le 7 janvier à 16h02 précises, le train s’arrête sur le quai de Moskva Bielorusskaya.
Maxime, l’ami d’un ami, vient m’accueillir. Il m’héberge chez lui le temps de prendre mon prochain train. La neige noircie s’entasse sur le bord des routes et les femmes se pressent sous leurs manteaux de fourrure. Je me retourne face à cette station d’où partent tous les trains qui vont à l’ouest. Elle a des airs impérieux.
Chez lui, Maxime s’inquiète de connaître la suite de mon voyage: quand part mon prochain train, dans quel hôtel ai-je réservé...? «Je n’avais qu’un billet jusqu’à Moscou et je n’ai pas réservé d’hôtel, mais ma prochaine étape, c’est Irkoutzk: le lac Baïkal...» Maxime me regarde comme une petite chose tombée de Mars. Et lorsqu’il entreprend de me trouver un billet de train et un logement sur internet, je tombe carrément d’une autre galaxie en lui révélant n’avoir ni compte bancaire, ni carte de crédit, ni téléphone portable.
Écoutant son sermon, je me souviens appartenir à une espèce en voie de disparition.
Sans carte de crédit, ni téléphone portable
Mon dernier grand voyage, c’était il y a quinze ans, c’était hier. Je me rappelle la claque reçue à mon retour. Une année seulement et le monde que je retrouvais avait muté. Les opérateurs avaient réussi un coup de maître: un portable offert à la signature d’un abonnement. Dès lors nous sommes devenus esclaves de l’outil créé pour nous rendre plus libres. Ce que j’ai refusé.
Depuis bien longtemps, toutes les terres ont été découvertes, les jungles les plus denses explorées, les mers et océans sillonnés, les plus hauts sommets gravis. Aujourd’hui, pour prétendre au titre d’aventurier, il semble logique de relever des défis toujours plus exubérants, plus risqués... de nature technologiques ou physiques.
On me fait percevoir qu’en cette ère où une société numérique impose un diktat étrangement glorifié par la quasi-totalité des êtres humains, une autre espèce d’aventuriers émerge malgré elle. Elle n’a d’inscrit à ses annales que la simple prouesse de vivre sans carte de crédit, ni téléphone portable...
* L'étrangère
Prochaine étape: Sur le quai de la gare de Moscou, j'attends le train pour Irkoutsk (en libre accès)
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