Analyse / Ukraine-Iran, miroirs inversés de la grande guerre impériale occidentale
D’un côté l’Ukraine, agressée par son grand voisin russe et soutenue par les pays occidentaux. De l’autre l’Iran, brutalement bombardé par Israël et les Etats-Unis et pourtant voué aux gémonies. Sans parler de la Palestine, dont le massacre ne suscite que quelques réactions de façade. Comment expliquer une telle différence de traitement, d’approche, de jugement sur des faits et des responsabilités pourtant similaires?
D’un côté, nous avons l’Ukraine, pays que l’on dit agressé sauvagement et sans raison par son grand voisin russe. De l’autre, nous avons l’Iran, un pays attaqué et brutalement bombardé par deux grandes puissances militaires qu’il ne menaçait pas directement mais qui nous est présenté comme terroriste et toxique pour l’avenir de l’humanité. D’un côté, l’agresseur russe est désigné comme le diable et un nouvel Hitler en plus néfaste. De l’autre, c’est non pas l’agresseur israélo-américain mais l’agressé iranien qui est décrit comme une incarnation du Mal qu’il s’agirait d’anéantir par tous les moyens. Tout cela alors que le principal assaillant, Israël, commet lui-même des crimes abominables à Gaza. Comment expliquer une telle différence de traitement, d’approche, de jugement sur des faits et des responsabilités pourtant similaires?
Avant de répondre à cette question, essayons d’examiner les similitudes et les différences entre ces deux conflits, dont on prétend qu’ils n’ont rien à voir l’un avec l’autre, mais qui ne sont en réalité que les deux faces d’une même pièce.
Deux puissances régionales obsédées par leur sécurité
Ce qui frappe de prime abord, si l’on se donne la peine de regarder les choses froidement et sans œillères idéologiques, c’est leur parallélisme. De part et d’autre, nous avons affaire au même type d’agresseur et d’agressé. Coté agresseurs, Russie et Israël apparaissent comme deux puissances régionales obsédées par leur sécurité et qui essaient de prendre le contrôle de leur étranger proche par tous les moyens y compris la guerre.
Israël est révisionniste depuis sa création en 1948. Il n’a cessé de faire obstacle à la création d’un Etat palestinien et de diviser ses voisins arabo-musulmans en usant de toutes les armes en son pouvoir sans le moindre scrupule: diplomatie, mais surtout guerres, bombardements massifs, invasions, annexions, coups de main, assassinats ciblés. Il a multiplié les violations du droit international, occupé illégalement des territoires étrangers (Cisjordanie, Golan et maintenant Gaza), et commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Voire un génocide comme l’en accusent certains. (Les Palestiniens ont souvent fait pareil mais ils n’avaient pas d’Etat, avaient été chassés de leurs terres ou alors celles-ci étaient occupées).
Deux forces militaires largement supérieures à leur adversaire
La Russie est révisionniste depuis une vingtaine d’années, à savoir depuis le moment où Poutine, constatant que l’Occident profitait de la faiblesse de l’Etat russe après 1991 et grignotait sans vergogne les pays voisins à travers l’OTAN ou par l’organisation de révolutions de couleur, a commencé à contester l’ordre imposé par l’Occident en usant si besoin de la manière forte (Géorgie en été 2008, Donbass dès 2014, Ukraine en 2022).
Comme Israël, elle s’est emparée d’un territoire voisin, la Crimée, en 2014, à la faveur d’un referendum contesté (ce qu’Israël ne s’est jamais donné la peine de faire en Palestine occupée, à l’image des Occidentaux qui ont séparé le Kosovo de la Serbie en 2008 sans passer par le peuple). Et comme Israël (et les Etats-Unis d’ailleurs), la Russie ne se prive pas non plus de mener des guerres préventives lorsqu’elle juge ses intérêts vitaux menacés. Enfin, tant Israël (et son allié américain) que la Russie sont des puissances nucléaires et des puissances militaires largement supérieures à leur adversaire.
La différence de taille (10 millions d’habitants contre 145) et de territoire (22 000 km2 contre 17 millions) ne doit pas faire illusion car derrière Israël se tiennent les Etats-Unis, qui vivent en osmose avec lui.
Coté agressés, les ressemblances aussi sont frappantes, sauf que…
L’Ukraine et l’Iran sont des puissances moyennes mais faibles, non nucléaires, aux économies ravagées, à la corruption rampante, dictatoriales, le régime théocratique des mollahs ne se différenciant guère dans la pratique du régime autoritaire laïc de Zelensky depuis que ce dernier a supprimé les partis d’opposition, banni les médias critiques, annulé les élections et truffé son armée et ses ministères de sympathisants néonazis.
La seule grande différence entre ces deux victimes d’agression est que l’Ukraine est adorée par l’Occident tandis que l’Iran est honni par lui et que la Russie est vomie par les Occidentaux tandis qu’Israël en est l’enfant chéri, quoi qu’il fasse.
Dès lors on comprend mieux pourquoi, à comportement égal, les agresseurs et les agressés – peu importe leur statut – sont tantôt jugés dignes d’être soutenus à n’importe quel prix, tantôt voués aux gémonies. Et pourquoi la morale, les droits de l’Homme, le droit international, la défense des «valeurs», sans cesse invoqués dans un cas, sont répudiés sans façon dans l’autre. Pourquoi les uns peuvent massacrer et les autres être massacrés en toute impunité (ou avec un minimum de reproches de façade), et pourquoi certains sont considérés comme des «animaux» même quand ils n’ont rien fait (les civils palestiniens), alors même qu’ils devraient immédiatement susciter la compassion générale.
Ukraine et Palestine, les deux zones-pivot de l’empire occidental
Cela étant dit, le parallèle inversé entre ces deux guerres ne s’arrête pas là. Sous-jacente à ces conflits régionaux, il existe une trame non pas secrète, mais discrète, qui explique pourquoi ils ont éclaté et pourquoi leurs protagonistes sont jugés si différemment par les Occidentaux.
La raison est simple: tant l’Ukraine que la Palestine sont considérées comme des zones-pivot de l’empire occidental. Cela fait trente-cinq ans, depuis la chute de l’Union soviétique, que l’ensemble des théoriciens de la «Grande Amérique», du «Grand échiquier» de Brezinski à la Rand Corporation en passant par le Conseil de l’Atlantique, définissent l’Ukraine et Israël comme les clés de la puissance américaine en Europe et en Asie, et donc dans le monde.
Les chiens de garde du système – voir par exemple le livre de Guillaume Ancel, La guerre mondiale n’aura pas lieu – s’empressent de nous décrire ces conflits comme de simples éruptions régionales provoquées par des dirigeants en mal de pouvoir et de reconnaissance, tels Poutine et Netanyahu. Ce n’est pas faux, mais partial et incomplet.
Deux conflits, mais une seule grande guerre impériale
En réalité, ces deux Etats sont les cavaliers – et parfois des pions devenus si habiles qu’ils se substituent à leur roi et à leur reine – d’un empire qui ne veut pas dire son nom et qui, depuis le 11 septembre 2001, a entamé une guerre impériale sans fin pour préserver sa suprématie. Cette guerre impériale, d’une intensité qui varie selon les époques et les opportunités géographiques et politiques, est menée au nom des valeurs, de la civilisation, de la démocratie alors qu’il ne s’agit en réalité que de maintenir des privilèges exorbitants – prédominance du dollar et de l’endettement comme moyens de sujétion des pays tiers ainsi que l’explique très bien le professeur Michael Hudson.
Cette grande guerre impériale a commencé avec Bush junior sous le prétexte fallacieux de «guerre contre le terrorisme» en envahissant l’Afghanistan et l’Irak, s’est poursuivie en détrônant Kadhafi et Bachar el Assad. Elle culmine aujourd’hui, par Ukraine et Israël interposés, en essayant d’abattre la Russie de Poutine et l’Iran des ayatollahs, en attendant, demain, de s’attaquer à la Géorgie en y provoquant une révolution de couleur, ou à la Chine en provoquant un conflit autour de Taiwan.
Tant que cette volonté de domination subsistera, la planète ne sera pas tranquille. Il ne faut pas chercher ailleurs les raisons pour lesquelles certains bourreaux sont si bien tolérés malgré leurs crimes et certaines victimes si méprisées malgré leur innocence.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
2 Commentaires
@lospinguinos 27.06.2025 | 11h37
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Bonjour et merci pour ce superbe article de synthèse !
»@Pabeda 27.06.2025 | 11h44
«Votre commentaire est juste. Les "deux poids, deux mesures" atteignent un niveau d'hypocrisie inimaginable. »