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Opinion / Shoah, Rwanda, Srebrenica, Gaza: des génocides à géométrie variable


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Certains génocides jouissent d’une procédure accélérée ou sont sacralisés, tandis que d’autres peinent à se faire reconnaître. Car le crime des crimes est devenu un enjeu de pouvoir, un objet de pressions et de manipulations dont les puissances jouent en se contrefichant des victimes.



Raphaël Lemkin doit se retourner dans sa tombe. L’inventeur du concept juridique de génocide en 1944, qui avait réussi à l’inscrire dans le droit international de la Convention de 1948, aurait-il pu imaginer que, 66 ans après sa mort, ce crime serait reproché à ceux-là mêmes qui en avaient été les principales victimes, les juifs européens et leurs descendants israéliens? Aurait-il pu deviner qu’en juillet 2025 un premier ministre israélien poursuivi pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crime de génocide aurait l’audace de recommander comme Prix Nobel de la Paix un président américain lui-même coupable de crime d’agression contre un pays qui ne lui avait rien fait, l’Iran?

Lemkin aurait-il approuvé la qualification de génocide pour le massacre de masse et crime contre l’humanité de Srebrenica, dont on commémore ces jours-ci le 30e anniversaire et qui a vu la mort de 8700 musulmans bosniaques? Et comment aurait-il réagi à l’anéantissement voulu et programmé de la population civile de Gaza par la faim, les bombes et les exécutions ciblées israéliennes, lui qui avait été choqué par la liquidation dans les déserts de Mésopotamie d’un million et demi d’Arméniens par les Turcs en 1915?

Les génocides se suivent mais ne se ressemblent pas

Certains comptent plus que d’autres. Le crime des crimes occupant désormais le sommet de la hiérarchie pénale mondiale, il est devenu un enjeu de pouvoir de première importance. Un objet de pressions, de manipulations et de contre-pressions dont les puissances jouent pour se nuire les unes les autres en se contrefichant des victimes. L’indignité de l’instrumentalisation vient s’ajouter à l’infamie du crime.

Les exemples et contre-exemples abondent. Ainsi, certains génocides jouissent d’une procédure accélérée tandis que d’autres peinent à se faire reconnaître. Il a fallu à peine dix ans pour que le massacre de Srebrenica, qui relève plutôt du crime contre l’humanité, obtienne le statut de génocide alors que celui des Arméniens a attendu près d’un siècle pour être reconnu malgré l’ampleur de la tuerie, deux cent fois supérieure à celle de Srebrenica. Et encore, cette reconnaissance n’est-elle pas unanime et continue-t-elle à être niée par ses auteurs alors que la victime, l’Arménie, vit plus que jamais sous la menace des Azéris, alliés des Turcs.

L’instrumentalisation du génocide de la Shoah

D’autres génocides sont au contraire sacralisés et font l’objet d’un tabou dont les victimes, ou plutôt leurs héritiers, usent et abusent parfois éhontément. C’est le cas de la Shoah, crime suprême, qui a été contestée et a mis plusieurs décennies à être reconnue mais qui, une fois la chose acquise, a été instrumentalisée au nom de la lutte contre l’antisémitisme pour accorder à Israël une impunité totale face aux crimes qu’il pouvait commettre. Jamais Israël et ses dirigeants n’ont subi la moindre sanction pour leurs violations du droit international, assassinats ciblés, crimes de guerre, crimes contre l’humanité et maintenant opération génocidaire contre les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie, tant ils se sentent protégés et invulnérables grâce au sentiment de culpabilité que la Shoah a provoqué en Europe. Pourtant les atrocités commises tous les jours à Gaza sont attestées, documentées, filmées, officialisées même et sont aujourd’hui dix fois pires, en termes quantitatifs, que ce que les tribunaux ont relevé pour Srebrenica. On peut gager que les plaintes déposées contre Israël devant la Cour pénale internationale et la Cour de Justice internationale resteront, comme par hasard, longtemps sans réponse.

Le cas du Rwanda relève du même sentiment d’impunité. Le génocide des Tutsis en 1994 est aussi avéré et indiscutable que la Shoah. Mais une fois les Tutsis revenus au pouvoir, leur chef, l’inamovible président Kagame, n’a pas hésité à abuser du statut de victime pour déchainer la violence dans le Congo voisin et y provoquer des viols, des tortures et des tueries qui durent depuis trente ans et y ont provoqué des millions de morts sans que la communauté internationale ne bronche.

Les crimes de masse perpétrés par les Etats-Unis, eux, ont été oubliés

Restent enfin les accusations de génocide pas forcément justifiées mais lancées pour nuire à un adversaire stratégique, et les crimes de masse oubliés, tus, sciemment mis de côté parce que leurs auteurs sont trop puissants pour être inquiétés. Les médias occidentaux se font volontiers l’écho des génocides qui seraient commis par les Chinois contre les Tibétains et les Ouigours mais ignorent sciemment les millions de morts et les 500 000 enfants tués par les sanctions américaines en Irak dans les années 1990 et considérés par Madeleine Albright comme un dommage collatéral nécessaire. Ils font l’impasse sur les bombardements de Dresde et les bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, qui relèvent pourtant du crime contre l’humanité évident et imprescriptible selon le droit international en vigueur.

De leur côté, les Ukrainiens font tout ce qu’ils peuvent pour hisser le Holodomor, la mort par famine de millions de gens dans les années 1930, au rang de génocide pour en accuser les Russes, mais oublient de mentionner les millions de Russes morts de cette même famine orchestrée et exécutée non par des Russes mais par un Polonais alors au pouvoir à Kiev, Stanislav Kossior, et un Géorgien au pouvoir à Moscou, Joseph Staline.

«Le droit international est à l’agonie»

Seul le cas du Cambodge semble avoir échappé aux manipulations. Le quart de la population, soit près de deux millions de personnes, essentiellement des Vietnamiens et des Chams, y ont été massacrées de façon particulièrement barbare. Le tribunal ad hoc a condamné le génocide en 2018, quarante ans après les faits.

Bien sûr, à moins d’être un incurable naïf, personne n’a jamais pensé que le droit international a toujours été respecté et que les relations internationales étaient conduites par des anges. Mais au moins ce droit servait-il de repère, d’horizon, d’idéal à atteindre. Jusqu’à hier en tout cas. Aujourd’hui, comme vient de le constater avec amertume le patron du CICR, Pierre Krähenbühl, «le droit international est à l’agonie.»

Jamais on ne s’est autant moqué du droit international, en particulier dans les pays qui se faisaient une gloire de l’avoir inventé et de le respecter en donnant des leçons de morale et de droit aux autres. Ce n’est pas à leur honneur.

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