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Analyse


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Dans mon précédent papier, j’ai tenté de montrer comment la république impériale américaine (selon le titre d’un livre de Raymond Aron publié en 1973 déjà!) était en train de se transformer en empire autoritaire et velléitaire sous la férule Sa Majesté Trump 1er. Bonne nouvelle: les empires sont mortels et celui de Trump n’échappera pas à son destin. Voici pourquoi.



Le premier historien à s’être intéressé aux causes du déclin des empires est le grand penseur musulman Ibn Khaldoun au 14e siècle. Il a notamment essayé de comprendre les raisons de l’essor, de l’apogée puis de la chute des plus puissants empires de son temps, le califat abbasside et l’empire mongol notamment. Pour lui, l’asabiyya est le principal moteur de la montée en puissance d’un empire. Ce terme représente la cohésion, l’esprit de clan, la solidarité de groupe, le réseau de loyauté d’une communauté. Une tribu ou une nation est alors capable de créer et de mobiliser en vue de s’emparer du pouvoir et de conquérir de nouveaux territoires. L’asabiyya est forte quand les élites et le peuple partagent les mêmes croyances et les mêmes ambitions.

Celle-ci décline quand les élites dirigeantes, enrichies par les conquêtes et la vie facile, s’éloignent des valeurs fondatrices et se mettent à cultiver un pouvoir personnel au détriment de l’intérêt commun. Le nouvel Etat commence alors à s’affaiblir, l’injustice croît, la fiscalité s’alourdit et les compétences militaires internes cèdent la place à des mercenaires extérieurs moins loyaux, les «proxies» dirait-on aujourd’hui. De même, la capacité de l’Etat à assurer la paix et la stabilité internes en mettant les riches au pas et en expulsant la violence latente de sa société à l’extérieur de son territoire, en menant par exemple des guerres périphériques contres des ennemis plus ou moins imaginaires, tend aussi à s’amenuiser, si bien que les désordres internes vont en augmentant.

Toute cela mène lentement mais sûrement à la ruine de l’empire, ou dans tous les cas de la dynastie qui le gouverne, qui finit par succomber face à un conquérant dont l’asabiyya est devenue plus forte que la sienne. Ce concept n’épuise pas la question. Mais on peut en tout cas se demander où en est l’asabiyyia américaine à l’ère Trump et l’asabiyya européenne à l’époque des Macron et von der Leyen.

Quelques parallèles avec la chute de l’Empire romain

Les Européens ont commencé à réfléchir à la question au 18e siècle, avec Montesquieu et l’historien anglais Edward Gibbon. Le premier, resté célèbre pour sa théorie de la séparation des pouvoirs, a d’abord exercé ses talents de penseur politique avec ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734), qu’il impute notamment à la corruption des mœurs des élites dirigeantes, aux excès de la concentration du pouvoir impérial (la tyrannie) et à la surextension de l’empire, loin devant les invasions barbares (qui sont à ses yeux davantage une conséquence qu’une cause de déclin).

Le second, qui résida de longues années à Lausanne, a publié en 1776 une célèbre Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain dans laquelle il fustige notamment le christianisme, qu’il rend responsable de la perte des valeurs traditionnelles qui avaient fait la force des Romains. En 1984, le professeur allemand Alexander Demandt a recensé pas moins de 210 théories sur les causes de la chute de l’empire romain, qui vont du saturnisme dû aux conduites d’eau en plomb aux changements climatiques, pour citer un facteur à la mode.

Plus près de nous, Fernand Braudel et les auteurs qui ont suivi ont davantage insisté sur la longue durée et les facteurs matériels. La décadence n’est pas un effondrement brutal mais un processus lent qui s’étire sur des décennies, et même des siècles, et tient à une économie plus en plus sclérosée et inefficace (l’esclavage devenant de moins en moins rentable), à une fiscalité moins performante et reposant sur une assiette de plus en plus étroite, à un Etat de plus en plus bureaucratisé et suradministré, avec un empilement de lois peu applicables, à un territoire devenu trop vaste et trop coûteux à défendre, et à une société figée devenue irréformable (pensons à la réforme des retraites!)

Tout cela alors que l’empire se trouve confronté à d’autres rivaux plus dynamiques, plus souples, plus ambitieux. Pour Braudel, l’empire ne meurt pas, il se transforme. Il opère une transition afin de trouver une place plus adéquate à sa taille réduite dans le nouvel ordre international émergent.

Le lent déclin de l’empire américain d’Occident

En 1987, trois ans avant la fin de l’Union soviétique, l’historien américain Paul Kennedy avait fait sensation avec son livre Naissance et déclin des grandes puissances dans lequel il montrait que les Etats-Unis étaient inéluctablement entrés dans une phase descendante, avec une perte relative de leur importance dans l’économie mondiale et un déséquilibre croissant entre des dépenses militaires excessives, des interventions armées sans nombre et un entretien de centaines de bases coûteuses d’une part, et des ressources économiques limitées d’autre part. Ce qui les amenait, à force de réduire l'investissement intérieur pour l’éducation, les infrastructures, la recherche et l’innovation, à saper leur base productive.

La chute de l’Union soviétique et le bref moment d’hégémonie américaine dans les années 1990 et 2000 ont fait passer les réflexions de Kennedy au second plan mais elles ressurgissent avec force aujourd’hui. En France, en 2001, au moment de l’apogée des Etats-Unis, Emmanuel Todd était d’ailleurs parvenu à la même conclusion avec son Après l’empire. Essai sur la décomposition du système américain, en s’appuyant sur des données démographiques et anthropologiques telles que la baisse de l’espérance de vie, la diminution du nombre d’ingénieurs et la multiplication des juristes, spécialistes marketing et autres bullshit jobs sans vocation productive réelle.

Mais laissons de côté les chercheurs académiques pour en venir aux choses sérieuses, à savoir Star Wars, qui fait la synthèse de toutes ces belles analyses. Dans la Guerre des étoiles, l’empereur noir, au corps ravagé par le cancer de l’ambition, succombe à deux forces complémentaires. Celle d’une petite faction de rebelles chaotiques mais solidaires et résolus, et donc forts d’une asabiyya imbattable dirait Ibn Khaldoun. Et celle des chevaliers Jedi, qui incarnent la force spirituelle, la nouvelle religion, une nouvelle idéologie désintéressée et libre de toute contingence matérielle, un christianisme des origines en somme, ou en plus laïque une fièvre révolutionnaire pas encore altérée par l’ivresse du pouvoir, dont ni la force militaire, ni les tentations matérielles ni la torture ne peuvent venir à bout.

Avant la chute, la tyrannie

Reste à savoir dans quelle phase se trouve aujourd’hui l’empire américain d’Occident. Ses plus vigoureux défenseurs, des néoconservateurs démocrates aux conservateurs trumpistes, espèrent qu’il va se ressaisir et repartir de plus belle. Ses adversaires, au vu de ses difficultés internes et externes croissantes, comptent sur sa chute rapide. Je pense pour ma part que cette trajectoire impériale n’en est qu’à mi-chemin. La république impériale américaine est entrée dans sa phase de troubles et de crises, dont elle devrait réussir à se sortir en opérant sa mue vers un empire autoritaire et centralisé, un Etat tyrannique au pouvoir personnel prononcé mais qui conserverait des apparences démocratiques – un sénat turbulent et des élections animées notamment – avec des médias aux ordres et des vassaux surtaxés et réduits au silence, mais avec une place plus réduite dans le nouvel ordre international, ses rivaux l’ayant contraint à revoir ses ambitions à la baisse.

Si tout va bien, l’empire américain d’Occident pourrait donc emprunter la même trajectoire que l’empire romain d’Orient après la chute de l’empire romain d’Occident en 476. Ce qui lui laisserait encore mille belles années à vivre, même si c’est plus modestement et sur un territoire amoindri. Quant à savoir ce qui se passerait si les choses devaient mal tourner, plus personne n’y aurait survécu pour le raconter…


L'article de la semaine passée: Sa Majesté Trump Ier aurait tort de se gêner

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@GYP 25.07.2025 | 12h32

«De nos jours, tout va plus vite. Les empires fleurissent et meurent plus vite, je ne donne pas 25 ans à l'Empire US pour s'effondrer totalement au vu de son état de déclin avancé. Le dollar nous annoncera la fin. »


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