Actuel / Sur le quai de la gare de Moscou, j'attends le train pour Irkoutsk
Partir en train jusqu’en Chine est un rêve d’enfance que j’ai longtemps remis à plus tard. C’est la guerre entre l’Ukraine et la Russie. Peu m’importe, je pars. Je pars parce que nos rêves ne nous survivent pas. Par l'artiste Ondine Yaffi.
Etape 1: Sur le quai de la gare de Moutier, j’attends le train pour Pékin
Vidéo à 360ᵒ: cliquez et baladez-vous dans la carte. © Ondine Yaffi / bonpourlatete.com
C'est dimanche et Bon pour la tête vous offre la lecture de cet article initialement payant
Le Kremlin brille sous une constellation d’ampoules et, malgré l’heure tardive et un froid mordant, une foule anime les lieux. En Russie, on fête Noël le 7 janvier.
Maxime, après m’avoir aidé à prendre mon prochain billet de train et à trouver un logement à Listvianka, jugeait indispensable que je voie la place Rouge. Il y grelotte en me demandant ce qui m’a pris d’être venue en plein hiver. Moi qui pensais les Russes peu frileux, je suis surprise... tant de clichés habitent nos imaginaires. Au milieu de cette immense forteresse, mausolée des grands hommes de cette nation dont elle est le symbole, la basilique me paraît toute petite.
Je choisis de me rendre à la Galerie Tretiakov. Maxime qui ne peut m’accompagner me recommande de prendre le métropolitain. Luminaires opulents, fresques et mosaïques à la gloire du communisme, colonnes en marbre. Un palais souterrain pour que jusque dans les bas fonds, tout visiteur envie la grandeur de l’empire soviétique. Fascinée, je m’égare d’une station à l’autre en oubliant pendant plus de deux heures le but de mon unique journée à Moscou.
Je refais surface dans le quartier de la fameuse galerie. Après quelques détours, une centaine de silhouettes affrontant un vent glacial m’indique être à la bonne place. La longue attente m’oblige à taper des pieds pour ne pas qu’ils gèlent, mais cette peine m’offre l’ivresse de neuf siècles d’histoire, de l’iconographie byzantine au réalisme socialiste.
Je retrouve Maxime et un ami à lui. Ils emmènent la touriste d’un jour glisser sur un immense circuit de patin à glace, goûter la vodka et le poisson fumé de quelques bars authentiques.
J’atteindrai Irkoutsk dans quatre-vingt-huit heures et des poussières
Sur la place Komsomolskaïa, il y a trois gares. La plus ancienne, Leningrad, dessert Saint-Pétersbourg et les villes du nord; Kazan, elle, relie la capitale au sud-ouest; et enfin, Iaroslav, qui rattache Moscou à Vladivostok grâce au transsibérien et ses 9288 kilomètres de rails.
C’est avec une méchante gueule de bois que je me hisse dans une des voitures troisième classe de ce train qui a inspiré tant d’imaginaires. Il est 13 heures, j’atteindrai Irkoutsk dans quatre-vingt-huit heures et des poussières.
A l’entrée du wagon, il y a de la neige, de la glace, une forte odeur de charbon et, sous un képi fourré, une petite femme d’une trentaine d’années le visage rond et les traits fatigués. C’est la provodnitsa. J’ai lu que deux de ces gardiens sont attitrés à chaque wagon. Il est recommandé de ne pas se les mettre à dos. Je comprends à sa posture qu’elle réclame mon billet. J’obtempère et la suis, elle me tend une pile de draps et m’indique en secouant une main la direction de l’habitacle.
Le lieu a des allures de caserne, les séparations des habituels compartiments sont absentes et un corridor étroit laisse la place à une rangée supplémentaire de lits qui barrent les fenêtres. J’escalade les paliers intégrés aux structures métalliques et attrape une des nattes roulées. Je fais mon couchage, dépose mes sacoches à son pied et sur l’oreiller ma tête douloureuse. Il fait -17°C dehors, le thermomètre du wagon indique 26°C, le sang me bat les tempes.
Angela, contre son gré en 3e classe
Le hasard a voulu que ma place soit située en dessus d’une des rares autres étrangères présentes dans le transsibérien en hiver. Etudiante en Angleterre, Angela est fille d’une riche famille taïwanaise. Ses parents ont exigé qu’elle voyage en première classe, mais ayant le goût de la désobéissance et se sentant l’âme d’une aventurière, elle a décidé d’aller en seconde. Une erreur de clic l’a envoyée en troisième. A l’instant où elle m’a vue, elle a placé tout espoir sur ma personne. Mon mutisme la fait vite déchanter.
Etudiante en Angleterre, Angela est fille d’une riche famille taïwanaise. © Ondine Yaffi
Trop proche du plafond, je ne peux m’asseoir sur ma couchette et Angela n’applique pas la règle de bienséance consistant à rétablir en journée les deux sièges qui font la sienne. Alors je déambule dans les corridors. Les autres voitures de troisième sont pleines, de militaires souvent, elles sentent les vieilles chaussettes et la transpiration. Je suis heureuse d’être dans mon wagon, ses murs cahotés vibrent des rires et chamailleries d’une trentaine d’enfants de sept à seize ans.
Les chants des enfants, les interdits du tortillard
Anastasia, une des femmes qui accompagne cette joyeuse troupe, m’invite à prendre place vers eux pour manger. Pendant que nous conversons, les petites têtes blondes se multiplient sur les lits en hauteurs, tels des oiseaux prêts à s’envoler au moindre geste brusque.
Deux ou trois autres adultes viennent se joindre à nous. Anastasia traduit patiemment leurs questions et mes réponses. Son anglais est hésitant, elle enseigne cette langue à l’école primaire, mais n’a jamais l’occasion de la parler. Ils viennent d’Angarsk, à cinquante kilomètres d’Irkoutsk et sont allés à Moscou pour participer à un concours de chant et de théâtre. Ces enfants n’avaient jamais vu la capitale et c’est aussi la première fois qu’ils rencontrent une étrangère venue de l’ouest.
Vidéo à 360ᵒ: cliquez et baladez-vous dans la carte. © Ondine Yaffi / bonpourlatete.com
Ils ont remporté le premier prix et Alexei, le directeur de la troupe, reçoit mes félicitations en souriant fièrement. Je sors mon thermos pour lui offrir du thé. Tout en me répondant «Tchaï niet!» avec une pichenette sous le menton: un geste qui dans ce pays invite à boire quelque chose de plus fort. Comme un gosse, il chuchote et me fait signe de le suivre car il est interdit d’amener de l’alcool dans le train. Nous allons boire une bière et fumer une cigarette dans l’entrée du wagon. Les interdits ont peu de pouvoir dans ce tortillard auquel sont consignés les gens des jours durant. Le provodnitsa de nuit se joint à nous. La même température qu’au dehors règne dans le hall et quand ils ouvrent la porte entre les deux voitures pour jeter leurs mégots, une bourrasque de neige s’y engouffre.
L'heure perturbante de Moscou
Je remonte la course du soleil et les changements de fuseaux grignotent tranche par tranche les heures. Mon horloge biologique entre en conflit avec mon cerveau, car toutes les montres, des gares comme des trains, restent à l’heure de Moscou. Ne pas perdre le fil, un jour, une nuit, un jour... Le monde blanc qui glisse au dessous de moi est bordé par les bouleaux et les petites datchas, dont les toits semblent aussi volatils que des graines de pissenlits.
A 20 heures, je passe la frontière entre l’Europe géographique et l’Asie, le train entre en gare d’Iekaterinbourg. Pendant ces haltes plus longues, les provodnitsa sortent munis de grandes barres de fer afin de briser la glace qui recouvre les essieux. Les passagers descendent se dégourdir les jambes sur les quais enneigés et se pressent dans les rares échoppes ouvertes en hiver pour faire des provisions. Soupe de nouilles le matin, soupe de nouilles à midi et pour varier: purée lyophilisée le soir. Le samovar à charbon de chaque wagon a transformé ces plats en filon très lucratif pour ces kiosques. Avec quelques barres chocolatées, graines de tournesol et saucisson de viande rose agglomérée, c’est la principale nourriture proposée.
Les cheveux dans la glace
Anastasia réitère fréquemment ses invitations. Politique, culture, classe sociale, sa curiosité est inextinguible. Au fil des conversations, j’entends que Vladimir Poutine, s’il est moins populaire en Occident que certains de ses prédécesseurs, œuvre plus que ces derniers pour le peuple. Et malgré la crise économique dans laquelle est plongé le pays en raison du conflit ukrainien, la grande majorité des Russes soutiennent ses choix. «Pourquoi l’Europe n’applique-elle pas également des sanctions contre les États-Unis quand ceux-ci envahissent l’Irak sous des prétextes douteux?», me demande Anastasia.
Au deuxième matin, une force obscure ramène violemment ma tête contre la couchette. La condensation provoquée par ma respiration sur la vitre a gelé, mes cheveux sont pris dans la glace. Angela reste jour et nuit sur sa couchette à dormir, manger et tapoter l’écran de son téléphone et moi je passe le plus clair de mon temps à flâner ou, assise au sol de la coursive, à dessiner, me relevant chaque fois que quelqu’un passe.
Les enfants, habitués à mes errances, tendent les mains sur mon passage en répétant «Hello my name is... ». Ils m’ont surnommé inostranochka, la forme affectueuse du mot étrangère.
Ils me chantent des chansons et tour à tour, les filles défilent devant moi, émerveillées de voir apparaître leurs frimousses sous mon crayon. Longtemps après l’extinction des feux, j’en croque une dernière sous une multitude de petites lampes de poche. Nous atteindrons Angarsk dans la nuit, le compartiment sera presque vide au matin.
Les larmes de Larissa
Je n’arrive pas à dormir, le temps se joue encore de moi. Ça fait une semaine que je suis partie de Moutier, ça fait une éternité que j’ai quitté Moscou. J’entends Anastasia parler à une femme. Elle s’appelle Larissa, elle est d’origine ukrainienne, elle pleure.
Plus tard, cette dernière plie ses bagages et sa couche. Je descends discrètement m’asseoir en face d’elle. Elle prend mes mains dans les siennes et nous restons silencieuses, absorbées par la contemplation d’une lumineuse nuit sibérienne.
Dans quelques heures, mes pieds trouveront la terre ferme à Irkoutsk.
* L'étrangère
Prochaine étape: Sur le quai de la gare d'Irkoutsk, j'attends le train pour Oulan-Bator
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