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Chronique

Chronique / Dégustation de crus russes au cœur du Vully


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Nous reprenons ici le récit du tour de la Suisse romande à pied commencé l’été dernier et qui nous avait conduit de Saint-Maurice aux Gastlosen en remontant les Alpes vaudoises en sept journées de marche. Aujourd’hui l’étape Fribourg - Granges-Paccot - Courtepin - Morat - Sugiez.



Le train de 8h28 m’amène de Villarimboud à la gare de Fribourg et, de là, un bus me dépose aux Portes de la ville. Après deux petits kilomètres, j’emprunte le chemin pédestre qui mène à Morat. Très vite la chaleur, la lassitude, l’ennui, les crampes me terrassent. Sur cette portion du Plateau suisse, le sentier n’offre aucun attrait. On traverse des campagnes semi urbanisées où les champs de blé et de maïs alternent avec des zones industrielles, une autoroute, des quartiers de villas neuves et des jardins rasés par des tondeuses automatiques qui traquent le moindre brin d’herbe pendant que leurs propriétaires sont en vacances ou au bureau. Pas la moindre âme qui vive à l’horizon. Aucun «Grüesser» enjoué pour le voyageur esseulé. Apparemment, je suis le seul à être assez fou pour emprunter ce chemin aujourd’hui.

Je me traine donc comme une âme en peine, en maudissant mon entêtement à vouloir marcher ainsi au milieu du néant. Soudain un merle semble avoir senti ma détresse. A l’orée d’un bois, il vient se poser à côté de moi et m’accompagne par petits bonds, pendant cinq longues minutes, comme s’il voulait me montrer la fin de l’épreuve… 

Voici enfin Meyriez et le monument qui commémore la fameuse bataille de Morat, qui a vu la défaite des troupes de Charles le Téméraire en juin 1476. Les gémissements des soldats qui étouffaient de chaleur dans leurs cuirasses pendant que les Confédérés furieux les transperçaient de leurs hallebardes ou les faisaient périr noyés dans le lac se sont tus depuis longtemps. Cinq siècles et demi ont passé. Mais on devine que leur sort n’a pas dû être agréable. Du coup, mes petites souffrances de pèlerin du XXIème siècle apparaissent ridicules et je monte vers la vieille ville de Morat sans me plaindre. Mon hôtel, adossé aux remparts, s’avère bien choisi. Les redoutables envahisseurs bourguignons et lansquenets suisses ont cédé la place à de pacifiques Indiens qui mitonnent des petits plats au curry fort passables.

Le lendemain matin, le sentier du bord du lac de Morat étant fermé pour cause d’inondation, je prends le train jusqu’à Sugiez. A onze heures, j’ai rendez-vous dans la cave de Renaud Burnier, éminent représentant d’une grande dynastie de vignerons du Vully. On se connait depuis une douzaine d’années mais c’est la première fois que je visite son domaine. Comme beaucoup de ses confrères, Renaud cache un tempérament original derrière l’amour de la tradition. Non seulement il produit un des meilleurs vins du Vully (il faut goûter sa «Folle envie», un chasselas vieilles vignes à l’étiquette un brin coquine), mais c’est aussi l’unique Suisse à cultiver des vignes en Russie. Dans la grande lignée des vignerons de la mer Noire qui s’étaient installés près d’Odessa dans les années 1820 (voir à ce sujet le livre d’Olivier Grivat, Les vignerons suisses du tsar), il a acquis il y a une vingtaine d’années un domaine de cinquante hectares dans la région vinicole d’Anapa, aux pieds du Caucase. Ce n’était pas gagné d’avance. Des vignes mal entretenues, des méthodes de vinification datant de Staline, tout était à faire et à refaire! 

A force de labeur et d’opiniâtreté, il a réussi à transformer l’ancien kolkhoze spécialisé dans la piquette soviétique en un chai reconnu. Il produit désormais des crus renommés, couronnés par plusieurs médailles d’or dans des concours européens, et occupe 35 employés à l’année. Une douzaine de cépages, merlot, cabernet franc, cabernet sauvignon, chardonnay et un assemblage à base de pinot (le Lioubliou, l’Amour) assurent la production de base. Mais ses deux grandes spécialités sont le viognier, dans les blancs, et, dans les rouges, le krasnotop, un cépage local que les Russes arrachaient en masse avant qu’il ne le réhabilite et que, après avoir beaucoup tâtonné, il le transforme en un grand vin de garde. Un produit de niche qui vaut le détour.

Comme tout le monde, Renaud Burnier a souffert de la guerre en Ukraine. Certains clients ont cédé à la mode russophobe et boudé ses produits. Mais la vague a heureusement vite passé. Loin de la politique, il se concentre sur ses vignes. D’un côté, les sanctions contre la Russie ont eu pour effet de réduire la concurrence internationale et d’élargir la demande locale. De l’autre, il est confronté à des soucis nouveaux: l’impossibilité de procéder aux transferts bancaires et la difficulté d’organiser l’exportation des bouteilles de vin russes vers la Suisse. Qu’à cela ne tienne, il finira bien par trouver une solution quand les choses se seront calmées. Les projets ne manquent pas. L’extension du vignoble étant limitée dans le Vully, il projette d’agrandir son domaine caucasien d’une trentaine d’hectares.

Bon sang ne saurait mentir: la famille Burnier n’a-t-elle pas des ancêtres établis en Russie et, à quelques kilomètres de là, au Landeron, n’y a-t-il pas un quartier appelé La Russie? Ce n’est pas demain que la région du Vully mettra fin à son tropisme russe.

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