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Culture / Exorcisant le poids du monde, deux livres en relancent le chant


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Un contemplatif poète et un saint militaire ont inspiré deux écrivains: Gérard Vincent dans «Mort d’un chartreux», compose le journal d’un moine dont la tumeur au cerveau ne lui laisse que quelques mois à vivre; et Bona Mangangu, dans «Saint Maurice Porteur de foi», ressuscite le soldat nubien Maurice, canonisé après son martyre valaisan.



«Pour le faire simple», comme on dit aujourd’hui, admettons qu’il y ait, ombre et lumière, le poids du monde d’un côté, et de l’autre le chant du monde. D’un côté le monde et ses guerres, de l’autre les anges que nous sommes – parfois, ou par moments, par éclats.

Tout récemment, le poids du monde, sur fond de guerre, m’a paru s’incarner dans la figure d’un prétendu saint homme très barbu et très tiaré, en la personne du patriarche Cyrille, chef spirituel de Moscovie qui, dans une homélie, défendait l’invasion de l’Ukraine après avoir stigmatisé l’Occident dépravé annonciateur d’Apocalypse avec son mariage pour tous et «toutes ses gay prides»…  

Or, connaissant déjà quelque peu le personnage, son passé d’agent du KGB et sa vie de pacha rutilant, ses accointances plus que louches et sa gloire mondaine, je n’en ai pas conclu pour autant à la pourriture de la «douce orthodoxie» qui, du peintre d’icônes Andrei Roublev ressuscité par le cinéaste Tarkovski, aux musiciens, aux peintres et aux écrivains russes ou ukrainiens - sans parler de la multitude des bonnes et braves gens qu’Alexandre Soljenitsyne appelait les «invisibles» – n’a pas cessé de célébrer, à travers les siècles le chant du monde sur fond de misère et d’injustice, de révoltes, de révolutions et de guerres. Cela rappelé pour introduire deux livres récemment parus qui incluent eux aussi le poids du monde et le chant du monde…

Frère Pierre ou la liberté emmurée

Se rappelant son entrée au monastère, à l’âge de vingt-quatre ans, après une suite de joies (bon établissement professionnel, amours juvéniles, possibilité d’un mariage heureux, etc.) et de tourments subits (dépression grave, jusqu’au bord de la folie), le chartreux Pierre Dambleteuse, dans sa cinquante-cinquième année, se rappelle que son entrée au monastère, après qu’il a reçu un «signe», en 1974, l’arrachant à ses tribulations comme par manière d’élection, lui est apparue comme une libération au moment même où il se retirait du «monde» selon Pascal.

Rien de paradoxal en cela, pas plus en somme que la joie qui le porte en ces neuf mois, de septembre 2006 à juillet 2007, durant lesquels il tient son journal avec l’accord de son supérieur, autre paradoxe et même double, puisque ce journal est l’œuvre littéraire de Gérard Vincent et qu’en principe un moine ne se livre pas à ce genre d’épanchements «limite narcissiques». Mais frère Pierre va mourir bientôt et il le sait, la tumeur qu’on lui a décelée au cerveau est inguérissable, il refuse en outre l’hospitalisation et prend en somme sa redoutable épreuve comme un «don» de Dieu, même s’il souffre parfois comme un damné…

La «joie» de notre moine relève-t-elle d’une fantasmagorie d’illuminé? La question se pose pour ceux qui ont accompagné l’agonie d’un être cher, avec tout ce que cela peut avoir d’affreux «au quotidien», d’ailleurs frère Pierre se voit parfois lui-même comme un animal blessé et reclus dans la «tanière moite des jours», mais l’illumination, bien plus qu’un égarement mental, est à prendre ici au double sens qui renvoie, à la fois, aux fulgurances de Rimbaud (que le reclus a rencontré à ses dix-neuf ans, au point de vouloir devenir lui-même poète), et à une «folie» de nature mystique qui élève, et de multiples références (notamment à Angelus Silesius et au jésuite poète Gerard Manley Hopkins) sont là pour mieux «baliser» l’itinéraire de ce «fol en Christ» qui va jusqu’à écrire que «Jésus aujourd’hui n’a que faire du christianisme, du judaïsme, de l’islam et tutti quanti». Et d’ajouter ceci de plus poétique que dogmatique: «Il est bien plus loin déjà! Ce qui l’intéresse aujourd’hui, comme sur les chemins de Galilée ou de Judée, il y a deux mille ans, ce sont les hommes un par un, singuliers dans leur bouleversante nudité et dans leur désir profond de devenir des vivants en lumière et en chemin».

Ceci dit le chartreux ne fait pas que «citer», relayant les lectures et méditations de l’auteur lui-même très au fait des choses du «monde»: il vit bel et bien lui-même la poésie, il évoque la beauté du paysage de montagne alentour comme d’une grâce au bord du gouffre, un poème lui vient tandis qu’il travaille au jardin («Louange à l’éros et bénédiction au vent / Si tu te glisses furtivement à l’intérieur d’un bruissement / Tu sauras que l’amour est un feu / Et le feu une amande»), il relève en passant ce qu’est selon lui un poème («la matérialisation dans les mots d’un instant vertical et de pure gratuité»), et c’est autour de ce noyau commun à tous les spirituels – où saint François d’Assise et Hölderlin voisinent avec les taoïstes ou Rimbaud, lequel, écrasé par le poids du monde, dit à sa sœur au moment d’être délivré de la puanteur des corps: «J’irai sous la terre et toi tu marcheras sous le soleil», après cet autre élan vers le ciel qu’on hésite à vrai dire à citer une fois de plus tant sa répétition tend à l’extase à bon marché: «Elle est retrouvée / Quoi? l’éternité», etc.

La foi rabelaisienne de Bona le débonnaire

Tandis que les «purs» invoquent Dieu sait quel Axe du Bien, quelle Tradition et quelles Vraies Valeurs au moment même où ils sèment la mort des innocents du haut du ciel et par les territoires à «reconquérir», une espèce de chrétien noir de peau au nom de Bona Mangangu, Congolais d’origine et citoyen du monde virtuel, à moitié artiste de son métier non moins qu’écrivain de l’autre moitié, établi à Sheffield avec les siens et ne cessant de partager ses passions en 3D ou sur la Toile, nous entraîne, dans son dernier livre, à une virée un peu folle de Bavière buveuse aux quatre vents de l’espace et du Temps qu’il parcourt en tous sens en célébrant, surtout, le chant du monde, dans la foulée d’un personnage légendaire et jovialement réel par sa recomposition poétique: à savoir Maurice d’Agaune, natif de Thèbes (traduction grecque de la ville égyptienne d’Ouasset) et mort martyr en 287 au lieu dit aujourd’hui Saint-Maurice.

Si les voies du Seigneur passent pour impénétrables, celles qui mènent le protagoniste de Maurice porteur de foi – double évident de l’auteur –, ne sont pas moins «improbables» en apparence, zigzaguant de l’Auberge munichoise des Quatre-Fleuves, dans le quartier plus ou moins bohème de Schwabing, à divers musées et autres églises riches en peintures anciennes, puis autour du monde sur les traces d’un avatar du légendaire Juif errant dont les traces se confondent finalement avec celles d’un centurion nubien, prénommé Maurice et refusant de participer à un massacre pour le moins contraire à l’esprit évangélique, surtout s’agissant de soldats coptes supposés trucider d’autres chrétiens au nom de la Rome impériale...

Du Congo de Tintin à l'Afrique de Grünewald

D’aucuns grincent des dents à la seule évocation de Tintin au Congo, l’épisode jugé (non sans raison) raciste des mésaventures du petit reporter d’Hergé flanqué de son chien Milou, et pourtant c’est bel et bien à cette incursion du personnage en Afrique noire, ou aux observations décentrées du Persan de Montesquieu, ou du Huron ingénu de Voltaire, que l’on pense en découvrant, avec le Narrateur oscillant entre fascination et répulsion, la brochette d’Européens «typiques», amateurs de boudin noir et de bière blonde, qui festoient en cette auberge bavaroise aussi triviale que symbolique, première étape d’un voyage tourbillonnant et baroque où l’auteur va s’en donner à cœur joie, se réclamant tantôt de Cendrars et tantôt de Rabelais, avec une faconde qui va de pair avec une pertinence critique englobant aussi bien les mœurs de notre temps que les représentations des peintres de jadis, entre pestes et agapes, noces ou crucifixions, multipliant en outre les liens entre les vivantes et les (sur)vivants de ce que Georges Haldas (qu’il pourrait citer, comme il cite Ludwig Hohl) appelait la «société des êtres», pour conclure sur de belles pages imprégnées d’amour et de mélancolie, citant en passant un fragment inspiré du Journal d’Amiel, daté de Berlin en 1848, et dont il dit que saint Maurice eût pu le cosigner: «Adorer, comprendre, recevoir, sentir, donner, agir: voilà ta loi, ton devoir, ton bonheur ton ciel», etc.


«Mort d'un chartreux», Gérard Vincent, Editions du Rocher, 139 pages.

«Saint Maurice, porteur de foi», Bona Mangangu, Takeido Editeur, 311 pages.

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