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Culture / Quand Etienne Barilier débrouille les «Brouillons» de Lichtenberg


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Formidable objet éditorial résultant de l’accointance éclairée des éditions Noir sur Blanc et du romancier-essaysite-traducteur-préfacier et (prodigieux) annotateur, la première intégrale en langue française des cahiers scribouillés du génial polygraphe scientifico-poétique, folle figure de sage des Lumières, apparaît, bien au-delà de ses recueils d’aphorismes, comme un «océan de pensée» fascinant par ses reflets de surface autant que par ses gouffres. Et maintenant plongez, nagez, noyez-vous, saoulez-vous le pied-léger!



Au premier abord on est pantois: on est illico baba devant le seul Objet; merveille que ce coffret de deux pavés de près de 2000 pages chacun, sous son emboîtement de carton souple au splendide graphisme reproduisant sur sa couverture, en silhouette noire sur fond gris souris, le profil gauche de Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799) avec les trois syllabes superposées: Licht En Berg, suggérant quasi à la lettre la Lumière sur le Mont. On ne saurait mieux annoncer l’Homme des Lumières bel et bien incarné par celui qui, non seulement, a introduit le paratonnerre en Allemagne mais en a fait une espèce de segment de haïku: «Potence avec paratonnerre», qui vaut un autre objet pratique de son invention, à savoir son fameux «couteau sans lame auquel manque le manche»…

André Breton, avant mai 68, avait consacré un chapitre entier de son Anthologie de l’humour noir (initialement publiée en 1940, sa version définitive datant de 1966, année de la mort du pape du surréalisme) à Lichtenberg, introduisant avec précision sympathique et pertinence le personnage en ses œuvres de prof de philo matheux physicien et satiriste fameux (admiré par Goethe et Kant avant Nietzsche et Kraus, notamment) et soulignant les paradoxes fondamentaux de sa nature contradictoire, illustrés ensuite par une trentaine d’aphorismes plus ou moins passés à la postérité, comme «Il s’émerveillait de voir que les chats avaient la peau percée de deux trous, précisément à la place des yeux», ou «Cet homme avait tant d’intelligence qu’il n'était presque plus bon à rien dans le monde», ou encore «Ce n’est pas la force de son esprit mais celle du vent qui a porté cet homme où il est», entre autres milliers de sentences fragmentaires réunies en recueils sous l’appellation à la fois appropriée et restrictive d’Aphorismes.

Or Etienne Barilier, dès l’amorce de sa très éclairante préface, s’oppose à la convention qui fait de Lichtenberg essentiellement (pour ne pas dire exclusivement) un auteur d’aphorismes, alors que ceux-ci lui venaient sans intention particulière, au fil de la plume, pas du tout à la manière voulue des moralistes français tels La Rochefoucauld ou Chamfort, ni forcément avec le «fini» des sentences à graver dans le marbre, même si ces milliers de «perles» appellent l’anthologie et semblent un collier de philosophe impatient de «conclure».

Mais non, objecte Barilier: Lichtenberg ne visait pas tant la conclusion que la poursuite de la Recherche, un peu comme un Proust de laboratoire, entre sa loupe et son télescope, dans le mouvement incessant d’une pensée se pensant elle-même comme l’observateur est censé s’observer selon Albert Einstein se regardant pédaler sur son vélo à plusieurs vitesses simultanées en leurs ondulations corpusculaires dans les prairies d’Argovie…

Nous autres singes à têtes d’apôtres

«Un livre est un miroir: lorsqu’un singe vient à s’y regarder, il ne risque guère d’y voir un apôtre. Nous n’avons pas de mots pour parler sagesse avec les imbéciles. Il est déjà sage, celui qui comprend le sage». A bon entendeur! L’avertissement se trouve dans le Cahier E, page 1113 du premier volume des Brouillons, avec une note qui précise que l’image du singe et de l’apôtre se retrouve ailleurs à propos des divers jugements qu’on porte sur l’œuvre de Shakespeare, lequel ne voit pas un singe quand il se regarde dans son miroir de poche, non plus qu’un apôtre d’ailleurs mais plutôt une espèce de monstre comme Lichtenberg en juge des génies.

Quant à la lectrice et au lecteur candides et plus ou moins en quête de sagesse, ils ont été confrontés, avant les 1000 premières pages franchies de cet autre monstre à deux têtes qu’est Brouillons, à trois difficultés immédiates: comment manier l’objet (exclu de l’emporter à la plage ou dans l’avion, voire dans son lit), comment concevoir sa lecture (à la suite, comme une poule qui picore, comme un géologue procédant par carottes, à partir du formidable Index de 100 pages, ou au hasard?) bref comment «gérer» ce livre-gigogne contenant en effet deux autres «livres virtuels» avec les notes pléthoriques du premier éditeur allemand (un certain Wolfgang Promies, dans l’édition Hanser de 1991) auxquelles s’ajoutent celles non moins surabondantes d’Etienne Barilier, lequel nous guide comme le sorcier dans la forêt enchantée où, ici ou là, le Petit Poucet que nous sommes va tomber sur la «perle» d’un aphorisme caractérisé, mais pas que… vu que ce livre «total» est celui d’un homme entier, et d’un siècle, et d’une entité physique et métaphysique en osmose, palpable comme un crin de cheval ou un cil de petite fille, intégrant les éléments de la chimie et ceux du rêve, au point de faire dire à Elias Canetti (Prix Nobel de littérature en 1981) qu’il s’agissait là du «livre le plus riche de la littérature universelle», ce qui se discute évidemment, n’est-ce pas, et Lichtenberg lui-même daubait sur les exagérations littéraires des lettreux…

Entre passion sage et douce folie

N’empêche! Superlatifs à part, Brouillons n’en est pas moins une mine extraordinaire de savoirs et de non-savoir – Lichtenberg est très curieux de toutes les «ratures» et autres «chutes» des marges de l’écriture ou de la spéculation scientifico-poétique –, une somme de connaissances et de curiosités naturelles ou surnaturelles (l’homme des Lumières n’en est pas moins à l’écoute d’un mystique tel que Jacob Böhme, notamment), et la présente édition fait littéralement exploser toutes les virtualités de ce livre «impossible» grâce, surtout, au travail titanesque du traducteur multipliant ses arborescence de notes.

Cinq ans de travail, précise-t-il, sous l’empire d’une «passion calme», mais c’est l’auteur de Passion qui parle – mémorable troisième roman du jeune écrivain paru en 1974 –, et l’on verra qu’une même passion sans rien de «sage» a marqué la vie de Lichtenberg (son amour fou pour une femme-enfant de 13 ans) et se retrouve dans le dernier roman paru de Barilier, L’Ovale parfait, pure coïncidence assure-t-il sans exclure un lien secret, mais n’embrouillons pas les feuilletons…

Lichtenberg, homme aux multiples passions, n’est ni Rousseau ni Amiel: il scrute le nombril «cosmique» plus que le sien, même si la dernière partie des Brouillons fourmille de détails quotidiens sur l’état de ses pieds, restant plus discret sur sa vie privée. Fils de pasteur (comme Barilier…), il partage avec Swift (encore un ecclésiastique!) un héritage à forte teneur théologique et morale dont la remise en cause radicale du dogmatisme borné nourrira une satire étendue à tous les domaines – un vrai père siffleur que ce fils hérétique!

Comme l’Irlandais, comme Voltaire ou Diderot, et comme Ludwig Hohl (encore un fils de pasteur!), son émule alémanique également traduit par Barilier, Lichtenberg est un «sage» assez piqué, il faut bien le dire, et non moins piquant, très attentif à ce qu’il y a de surprenant et de souvent drolatique dans le monde et chez nos semblables, tels les Indiens des Antilles Yameos «qui ne savent compter que jusqu’à 3, chiffre qu’il désignent par ce vaste mot: Poettarraroincouraac»…

Est-ce dire que le Herr Professor distingué se complaît à ses heures dans l’extravagance? Oh que non: au premier abord des Brouillons, d’ailleurs, l’obstacle majeur, pour la lectrice et le lecteur aussi peu ferrés en matière scientifique que le soussigné, sera de progresser dans le fouillis des observations physico-chimico-biologiques, avant de se dire, pas plus obligés qu’Allah, qu’ils peuvent «sauter» ces passages trop ardus pour s’en tenir à ce qui leur parle. C’est dire alors que Brouillons devient une espèce d’auberge espagnole où vous trouverez beaucoup de ce que vous apportez vous-même.

Tout dire, tout examiner, tout connaître…

Et par exemple ceci: véritable «bête de langage», Lichtenberg est littéralement passionné par les faits, les tournures, les moulures, les soudures et les trous des serrures de la parlure collective, et l’on présume qu’il se régalerait de nos jours de ce qu’un Orwell appelait la «novlangue», entre autres avatars de la langue de bois ou de la langue de coton actuelle qui nous fait parler de «techniciens de surface» à propos des modestes balayeurs de rues. Lui-même proposait, dans sa chasse impitoyable aux faux-semblants, d’appeler «buveurs d’eau» les poètes doucereusement anacréontiques (Barilier vous coachera sur Anacréon en passant) et l’on présume qu’à ses yeux les techniciens de surface seraient aujourd’hui critiques littéraires ou perroquets thérapeutes – tout pareils à ses têtes de Turc de la «prêtraille» et autres ânes à deux pattes – le quadripède à longues oreilles a toute sa tendresse. On l’imagine déboulant dans un colloque d’influenceurs…

Anar dadaïste avant la lettre, ou pataphysicien, lui qui voyait pourtant à l’esprit évangélique une Qualité supérieure et se posait bel et bien en sage? Là encore, chacune et chacun s’en fera une idée en vivant l’Expérience (terme essentiel dans la méthode Lichtenberg) de cette lecture suivant l’évolution d’une pensée incarnée, poussant comme les ongles et les cheveux et se ridant en apparence sans perdre de sa fraîcheur presque enfantine – du temps où nous voulions Tout Connaître…



«Brouillons, I et II», Georg Christoph Lichtenberg, traduit de l’allemand, préfacé et annoté par Etienne Barilier, Editions Noir sur Blanc, 3745 pages.

 

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