Culture / Jean-Stéphane Bron plaide pour une diplomatie «de rêve»
Plus de vingt ans après «Le Génie helvétique» (2003), puis avec l’implication politique élargie de «Cleveland contre Wall Street» (2010), le réalisateur romand aborde le genre de la série avec une maestria impressionnante. Au cœur de l’actualité, «The Deal» développe une réflexion incarnée, pure de toute idéologie partisane ou flatteuse, sur les bonnes volontés agissant dans un monde de brutes. On peut encore rêver?
Vous n’êtes «pas très séries»? Vous ne regardez plus la télé depuis des années? Vous vous piquez de cinéphilie pour décrier a priori un genre hybride et secondaire, croyez-vous, comme l’est le feuilleton, sous-genre du roman, en oubliant qu’Illusions perdues de Balzac a d’abord été débité en tranches. Vous croyez avoir tout compris des stéréotypes du genre en citant Dallas ou Dynasty? Vous pensez qu’un vrai cinéaste, en Suisse autant qu’ailleurs, ne saurait se commettre à ce jeu-là? Vous en jugez sans avoir vu Neumatt ni The Deal, deux séries suisses qu’on peut dire du dessus du panier, et vous avez tort. Voyez donc Neumatt, cartonnant sur Netflix en dépit de son parler alémanique, et voyez The Deal, malgré son titre «trumpien», et nous en reparlerons…
Quand la série reste du cinéma…
Ce qui est sûr, dans l’immédiat, pour qui a vu les six épisodes de The deal sur la plateforme de RTS Play, avant sa diffusion élargie, c’est que Jean-Stéphane Bron, sans la moindre complaisance, reste bel et bien un auteur de cinéma en se la jouant serial filmeur. Plus même, si vous êtes bousculé par les soubresauts de l’actualité et ne savez plus dans quel monde vous vivez: The Deal, avec honnêteté, sans édulcorer ce qu’il y a de si violent dans le monde actuel, nous ramène à ce qu’il y a de plus humain en chacun de nous et, par-delà les tensions exacerbées, travaille à une indéniable pacification. Des mots que tout cela? Non: des visages. En gros plans scrutant souvent l’intime, mais pas que.
Visages de femmes d’abord, durs et doux. Durs, parce que le sujet l’impose. Le sujet? C’est la négociation, conclue en mai 2015 à Genève entre les Etats-Unis, l’Europe et l’Iran, la Russie et la Chine, avec la Suisse en médiatrice discrète, après deux ans de tractations, visant à limiter le développement du nucléaire iranien supposé danger mondial.
Formidable sujet, qui rebondit aujourd’hui dans un contexte bien plus dangereux qu’alors, mais les tenants de l’affrontement étaient tous là sous Obama, avec un Iran en butte aux révoltes juvéniles et féminines et la confrontation des modérés et des chiens de garde du pouvoir religieux.
Visages alors: dur et doux, d’Alexandra Weiss, qui sera la «facilitatrice» suisse omniprésente des négociations, hyper-pro courant sans cesse des uns aux autres, résistant d’emblée à la morgue condescendante de la déléguée européenne et jouant les bons offices comme on n’osait plus en rêver (!) avant de montrer un autre visage, tout personnel…
Ensuite voici celui, non moins double et de plus en plus attachant, de la redoutable sous-secrétaire d’Etat américaine Cindy Cohen, fille d’ancienne déportée en fin de vie et s’efforçant de concilier les intérêts américains contradictoires (le Trésor et les Républicains faisant obstacle) et le dialogue avec le ministre des affaires étrangères iranien, autre visage humain non défiguré par la sainte haine de Moshem Mahdavi, père d’une révoltée et tâchant lui aussi de concilier les violences opposées.
Enfin visage poignant du jeune ingénieur Payam Sanjabi, momentanément arraché à sa prison pour expliciter la partie technique de la recherche iranienne en matière de nucléaire. Autant de figures échappant aux stéréotypes, autant d’histoires personnelles évoquées avec sensibilité au fil d’un dialogue mêlant le factuel implacable et la nuance, le dramatique et le cocasse, la raison d’Etat et celle du cœur.
Rêve édulcorant alors la réalité, où la diplomatie fait faillite entre Ukraine et Gaza? Pas si sûr: «rêve» comme un pari, et non sans engagement…
Sur la question de l’engagement
L’engagement de l’écrivain ou de l’artiste, selon Jean-Paul Sartre, était gage de sérieux, voire de légitimité, et c’est souvent ce critère, au-delà des années 60, qui départageait, aux yeux d’une certaine critique, les «bons» des autres – ainsi le cinéma suisse, notamment, accompagné et béni par notre cher Freddy Buache, était-il souvent considéré en fonction dudit engagement.
Or ce critère, essentiellement idéologique, aura tenu lieu d’alibi à toute une frange de créateurs et de critiques au détriment d’un jugement fondé sur l’approche conséquente de la réalité, toujours complexe, où l’étiquette «de gauche» ou «de droite» relevait souvent de la posture et non de la réelle implication.
Mais qui est réellement «engagé» aujourd’hui? Et comment? Telles sont les questions qui ont pu se poser, depuis une vingtaine d’années, s’agissant du cinéma suisse, avec l’apparition d’une nouvelle génération apparemment moins «politisée» que les précédentes, mais dont les films, dans l’esprit du festival précisément intitulé «visions du réel», tiennent souvent de l’approche documentaire conséquent, ou mêlant fiction et document brut, dans la lignée d’un Richard Dindo ou d’un Alain Cavalier.
Depuis plus de vingt ans ainsi, après son portrait d’un inspecteur de police chasseur de gauchistes, dans Connu de nos services (1997), Jean-Stéphane Bron s’est imposé, avec ses documentaires mêlés d’éléments de fiction, comme le chef de file suisse voire francophone du genre, avec les deux superbes docu-fictions du Génie helvétique, nous introduisant dans les coulisses d’une commission parlementaire en débat sur les OGM, puis avec le mémorable procès virtuel de Cleveland contre Wall Street rappelant les procédés, avec des «acteurs» issus de la vie réelle, de la série The Wire, pour aboutir maintenant à The Deal qui s’impose, de toute évidence, au premier rang de la production helvétique, au moins à la hauteur du remarquable Neumatt de Bettina Oberli et Marianne Wendt, plus conventionnel à vrai dire quant à la mise en scène que la série romande.
Comme un rêve hyper-réaliste…
Il y a bel et bien comme un rêve éveillé dans The Deal, qui se sert des éléments de la réalité, dans une atmosphère de fondu-enchaîné hyper-tendu, avec des personnages à la fois hyperprésents et un peu fantomatiques qu’on aimerait retrouver «en réalité».
Or ce décalage, qu’on pourrait dire celui de l’art, distinguant un portrait nuancé du cliché mécanique de photomaton, est perceptible dans l’esthétique et la dynamique de la série, avec ses mouvements de caméra hyperrapides ou au contraire longuement appuyés et, plus insolites – comme dans un rêve – des détails d’une totale trivialité détonant avec le décor hyperléché du palace genevois; et ces «couacs» se retrouvent dans le dialogue des scénaristes quand, par exemple, Madame la sous-secrétaire lance au représentant du Trésor américain au visage fermé que ses couilles à elle sont mieux pendues que les siennes à lui…
Mine de rien, les scénaristes (Jean-Stéphane Bron et sa complice Alice Winocour) jouent ainsi sur des effets de réel qui arriment le drame à la «vraie vie», jusqu’à l’accord final «de rêve», avant que celui-ci ne succombe finalement à ce qu’on dit la Realpolitik – on sait désormais le cas que Donald Trump fera de ce «rêve».
N’empêche: quelque chose aura du moins passé, qui ne relève pas de la rêverie gratuite, et dont nous restent des visages, de la bonne foi et de la souffrance − une histoire qui n’a rien de lénifiant ou de factice.
Passée la face de cauchemar de Benjamin Netanyahou, en flash au générique, ce sont les visages combien vivants et expressifs de la comédienne belge Verle Baetens (Alexandra) et de l’actrice britannique Juliet Stevenson (Cindy Cohen), des acteurs iraniens Anthony Azizi (le ministre Moshem Mahdavi) et Arash Marandi (l’ingénieur Payam Sanjabi), autant de figures humaines de bonne volonté qui pallient le désespoir ambiant – comme un engagement « malgré tout »…
«The Deal», 6 épisodes de 46min. Sur RTS Play et ensuite sur RTS et ARTE. Avant-première à la Cinémathèque suisse de Lausanne avec les deux premiers épisodes, en présence du réalisateur et de son équipe, le jeudi 28 août.
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