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Culture / Quand Max Lobe dit le Bantou s’en va goûter chez Gustave Roud…


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«La Danse des pères», septième opus de l’écrivain camerounais naturalisé suisse, est d’abord et avant tout une danse avec les mots, joyeuse et triste à la fois. La «chose blanche» romande saura-t-elle accueillir l’extravagant dans sa paroisse littéraire? C’est déjà fait et que ça dure! Au goûter imaginaire où le convient cette semaine le centenaire Jaccottet et compagnie, la «ressemblance humaine» est de la partie…



Le bourg de Moudon, dit le «pot de chambre du canton» en vaudois popu, célèbre ces jours, au musée, le centenaire de la naissance (ce 30 juin) de Philippe Jaccottet, dont l’ami poète non moins vénérable, Gustave Roud, aurait célébré ses 128 ans en avril dernier. Quel rapport entre ces deux dates et le 19 janvier 2026 où Max Lobe fêtera ses quarante ans? Quelle connivence éventuelle entre ces trois-là?  Aucun, aucune en apparence, et l’énormité des contrastes pourrait exclure tout rapprochement, si les mots n’en décidaient autrement. Comme les poètes se ressemblent par les mots, voilà qu’ils s’assemblent!

Or c’est à cette enseigne qu’une  idée pour le moins saugrenue vous serait venue, lecteur de La Danse des pères imaginant la tête qu’eussent fait nos poètes sagement cravatés, découvrant certaines pages très «explicites» de cet ouvrage à la langue extraordinairement exotique − on dirait souvent électrique par ses vibrations, et non moins éclectique par ses inclusions pour ainsi dire poétiques, au point parfois de nécessiter une véritable traduction, sans parler des dérives à la fois historiques et politiques du roman – l’idée donc d’un goûter imaginaire en ce lieu devenu mythique de la paisible ferme vaudoise de Carrouge où maints jeunes écrivains romands de jadis et naguère, montés là-haut par le «tram des prés», allaient s’incliner devant le poète et lui serrer la papatte. Max Lobe chez Gustave Roud? Et pourquoi pas? Mais que se diraient-ils, ces deux gars-là? A chacune et chacun de l’imaginer…

De la différence et du rejet

Si le rapprochement d’un (relativement) jeune auteur black & gay à la dégaine déjantée et d’un vieil homme de lettres vénéré par la «chose blanche», selon l’expression du descendant de colonisés, vous paraît incongrue, c’est que vous aurez mal lu ou pas perçu ce qui sue à la fois des lignes du Journal de Gustave Roud et des pages de La Danse des pères, à savoir la cuisante conscience d’être différent des autres, laquelle découle du regard de ces autres et du ton de la voix de ces même autres quand il te voient juste marcher, ou juste danser, juste être là à les regarder à la douche des soldats (Gustave) ou juste là (Benjamin, le double fictif de Max) à passer près de la fontaine aux femmes qui rigolent et ricanent à le voir avec sa drôle de démarche, comme ricanent et rigolent les garçons devant cette espèce de fille manquée que son père dirait un «neuf mois pour rien». 

Les mots ont changé, sans perdre rien de leur possible cruauté, mais les choses restent aussi têtues que les faits, et lisant le Journal de Gustave Roud, ou quasiment rien n’est dit de ce qui est réellement enduré sous le regard des autres et par le désir refoulé, et lisant ensuite La Danse des pères, où tout est balancé avec ici et là des éclats qui déchirent, vous vous dites que le rejet muet d’un village, au début du XXe siècle, ou le rejet d’un père au «Cameloun», en ces années où tout est supposé normalisé par l’acronyme LGBT, relèvent d’une histoire commune que les mots ne sauraient jamais tout à fait pacifier ni exorciser.

Avec la muflerie tranquille de l’Alémanique de souche terrienne, le formidable Fritz Dürrenmatt parlait de la littérature romande comme adonnée au culte de la «rose bleue», et probablement raillait-il certain esthétisme spiritualisant frotté de sensualité vague que les proses hyper-allusives de Gustave Roud portaient au niveau de sublime sublimation, tout cela ramenant assez mesquinement à un aspect congru de nos lettres, mais non sans vigueur peut-être salutaire – après tout pourquoi ne pas cesser de parler à mots si couverts, pourquoi ces chattemites et ces sous- entendus, ce silence gêné devant la souffrance (prononcez souffronce dans nos réunions de prière littéraire)  présumée d’un Crisinel dont le drame était aussi lié à l’amour «qui n’ose dire son nom»? Pourquoi ne pas «casser le morceau», comme s’y emploie Max Lobe pour lequel «ces choses» ne sont qu’un aspect d’une réalité combien plus riche et complexe, même si un seul regard ou un seul mot méchant conservent leur pouvoir dévastateur.

De ma petite histoire à votre grande Hache

Vous vous rappelez maintenant votre seule visite à Gustave Roud, avec le docteur M. et l’abbé V. vos amis plus âgés, la sœur du poète et celui-ci, si terriblement gentil et contraint; et l’on insistait pour que vous repreniez du gâteau de Madeleine. Mais tout cela si convenu…

Sur quoi vous êtes revenu, ces derniers temps, au coffret des œuvre rééditées du poète, et comme tout revivait alors; et comme tout revivrait si les braves gens du goûter mal barré découvraient ce que Max Lobe raconte dans La Danse des pères. Miracle de la Littérature!

Et miracle de la filiation «malgré tout», tant il est vrai que le roman du Bantou, dédié à son père Ndjock, est à la fois l’histoire d’un père conteur de belle verve racontant la story de son pays à ses enfants, dont Benjamin est le double évident de Max, la «grande histoire» d’une indépendance devenue mascarade dans les embrouilles de la politique, et la «petite histoire» d’une relation plombée par le rejet d’un fils tôt «deviné» par son père horrifié, rejeté comme il l’a été par un oncle adoptif suisse quand il s’est retrouvé à Genève et que ledit oncle, indiscret, est tombé sur des messages homo-amoureux «explicites» sur son ordinateur, le chassant alors en affirmant que le Diable n’avait point de place dans un foyer chrétien.

Max Lobe presse la plaie où elle fait le plus mal, et vous repensez alors aux drames innombrables liés à l’homophobie, vous avez lu le terrifiant roman du Sénégalais  Moahammed Mbougar Sarr, De purs hommes, et l’autre jour encore vous regardiez, sur Netflix, le docu évoquant la vie du chanteur-danseur brésilien Ney Matogrosso, battu et rebattu en son enfance par un père militaire impatient d’en faire un homme «vrai», et devenant une figure flamboyante aux tenues de scène plus voyantes (!) que celles de Max le Bantou à la télé romande (cf. RTS du 15 février 2025), avec sa crêpelure jaune paille et ses lèvres rouges carmin, ses ongles peints en bleu et sa chemise perroquet – toute choses bonnes pour opposer, à la tristesse, le large rire de Max esquissant sur le plateau une zumba d’enfer…

La plaie de la vie, et le rire du Bantou

Quant à la plaie qui fait mal, c’est la vie même, mais tout en nuances, pas du tout le genre pleurard ou seulement accusateur, avec des scènes d’anthologie comme celle d’un baptême carabiné ou d’une scène qui en dit long sur les rapports de l’écrivain avec certaine bonne conscience politique (pp.146-149) lorsque Benjamin, pressé d’accompagner son amant toubib (et chose blanche ) Clovis Martin à une marche anti-Bya, en 2016, éclate soudain, alors que son compagnon critique la mollesse des descendants d’indépendantistes, en lui crachant sa rage et sa détresse, ses galères personnelles et son rejet de tout le barnum militant, avec «le souffle d’un buffle enragé».

Après celle de Lovay, la langue «fourrée» de Lobe… 

Au petit jeu incongru des situations imaginaires à valeur révélatrice, vous évaluez la place réelle de Max Lobe dans le biotope littéraire romand ou francophone – on l’a dit «star» de la jeune littérature africaine, en effet gratifié du prestigieux Prix Kourouma – et son impact public réel. Dans la filière courant de Rousseau à Ramuz (que Max apprécie entre tous), d’Amiel à Haldas, d’Alice Rivaz à Charles-Albert Cingria, de Chappaz à Chessex, comment intégrer ce drôle d’oiseau de Lobe? Et «les gens» là-dedans?  

Pour l’édition et les médias: parcours parfait, choyé chez Zoé, jamais «descendu» par les confrères. Mais encore? Tout va-t-il vraiment de soi? Et s’il n’y avait pas comme une complaisance convenue d’époque envers cet auteur à ménager forcément selon l’esprit du temps, au dam du vrai sérieux de son propos?

On ne va certes pas oublier que le Bantou est noir et gay, puisque ça fait partie de son identité, mais au-delà? Ce qu’il dit entre les lignes, au fil entortillé des signes de sa langue plus insolite voire déroutante que ne l’est celle d’un Jean-Marc Lovay (autre poulain du paddock Zoé), sa réflexion réellement incarnée, bruitée à bouche maquillée que veux-tu , charnellement entraînée par la danse des vocables, sur la réalité qu’il aborde de tous les côtés en fils de divers «pères» biologiques ou littéraires (de James Baldwin à Mongo Beti, que lui révèle d’ailleurs son paternel), mais aussi en protégé de diverses bienveillantes féminines, et la base éthique de tout ça, la base émotionnelle et affective de ce fatras (où le cœur bat le tam-tam dans le corps qui ondule comme une flamme), la somme poétique que représente son œuvre en chantier – sûrement l’une des plus originales et conséquentes en train de s’élaborer dans nos contrées – est-elle vraiment prise en compte?

A chacune et chacun de répondre en toute liberté (qui se dit Kundè en bassa, nom du père, alias «le Lion guerrier») en le lisant vraiment et en se réjouissant peut-être du fait que le goûter des poètes ne soit pas que de spectres…



«La Danse des pères», Max Lobe, Editions Zoé, 170 pages    

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