Chronique / La mort du Cid
Un prince en Avignon, cette chanson combien de fois l’ai-je entendue lorsque j’étais adolescent? Je puis sans effort la fredonner. Elle était un hommage à celui qui restera pour toujours le Cid et le Prince de Hombourg. Gérard Philipe, disparu le 25 novembre 1959. Le comédien n’avait que 36 ans. Avec Jean Vilar, il fut l’âme du Théâtre National Populaire, le fameux TNP, et illumina la Cour d’honneur du Palais des Papes les soirs d’été avignonnais. Ne pas l’avoir vu jouer, parce que j’étais bien trop jeune alors, demeure l’un de mes plus grands regrets.
Je ne vois guère que Jean Marais pour lui disputer le premier rôle au théâtre et au cinéma dans la France de l’après-guerre. Il faut dire que Gérard Philipe a tout pour lui, la jeunesse, la beauté, une extraordinaire présence, une voix d’ange. Il faut l’écouter dire les stances du Cid de Corneille ou le poème Liberté d’Eluard, dont fort heureusement l’on possède les enregistrements (voir ci-dessous). C’est un miracle de justesse et de sensibilité. Il faut le voir à l’écran prêtant ses traits à Modigliani dans Montparnasse 19. Avant, il y a eu Le Diable au corps, Le Rouge et le Noir, Les Grandes manœuvres et bien sûr Fanfan la Tulipe qui, à sa sortie en 1951, enregistra près de 7 millions de spectateurs. «Il jouait si bien, dira le réalisateur Christian-Jacques, que même le cheval croyait qu’il savait monter.» On a de la peine aujourd’hui à mesurer ce qu’est alors au lendemain de la guerre la popularité de Gérard Philipe qui incarne une image lumineuse, «morale» dira la presse, de la jeunesse après les années noires de l’Occupation.
Né à Cannes en 1922, Gérard Philipe, après avoir suivi le Conservatoire à Paris, obtient son premier succès en 1943 dans rôle de l’ange de Sodome et Gomorrhe, la pièce de Giraudoux créée au Théâtre Hébertot. A la libération de Paris, lui, qui a un père collaborateur, fait partie des FFI qui s’emparent de l’Hôtel de Ville. Il joue dans Caligula de Camus, enchaîne les succès aussi bien sur les planches qu’à l’écran. La Comédie Française lui tend les bras, mais c’est le TNP qu’il choisit en 1951.
Proche du Parti communiste, signataire de l’Appel de Stockholm contre les armes nucléaires, Gérard Philipe croit en l’engagement, croit au projet de Vilar de jouer pour le plus grand nombre, y compris dans les usines. Et c’est aux côtés de Jeanne Moreau, Philippe Noiret, Maria Casarès qu’il va interpréter ses plus grands rôles. Quatre ans auparavant, en 1947, Vilar a créé la Semaine d’Art en Avignon, qui va donner naissance à ce qui est aujourd’hui le Festival. Dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, au théâtre des Champs-Elysées ou encore en tournée en URSS, au Mexique, à Cuba, Gérard Philipe est Rodrigue, le prince Frédéric, Lorenzo, Ruy Blas. Mais cette étincelante course au firmament du théâtre va brutalement s’interrompre.
«Il avait trop joué, il lui fallait se reposer d'un long sommeil»
Comme chaque année, Gérard Philipe passe l’été 1959 à Ramatuelle, dans la maison de sa femme Anne. En proie à une lourde fatigue annonciatrice du mal qui va l’emporter, il ne sait pas alors qu’il s’agit du dernier. Ce sont ces ultimes semaines dans la vie du comédien qui nous sont racontées aujourd’hui dans un livre habité, bouleversant, tout en pudeur, Le dernier hiver du Cid. Son auteur, l’écrivain Jérôme Garcin, connaît intimément l’histoire de Gérard Philipe. Le critique littéraire du Nouvel Observateur, l’animateur du «Masque et la Plume», a en effet épousé sa fille, Anne-Marie, «l’infante du Cid» à qui est dédié le livre.
Avant de regagner Paris et bien que sans forces, Gérard Philipe veut aller en Angleterre applaudir Laurence Olivier qui interprète Coriolan. Et puis bien sûr il fait des projets. D’autant qu’on ne cesse de le solliciter. On lui propose une adaptation du Procès de Kafka, il est question aussi de L’Histoire du soldat de Ramuz – on ne peut que rêver à ce qu’aurait été son interprétation du Lecteur. Rentré rue de Tournon, son domicile parisien, Gérard Philipe consulte. Un abcès au foie semble être la cause de son mal; une opération est décidée. Elle aura lieu le 9 novembre à la Clinique Violet où le comédien est admis sous un nom d’emprunt. Malgré leur inquiétude, les proches s’efforcent de raison garder. Allons, le comédien a «toujours été d’une insolente bonne santé (…) Ses seules addictions sont au théâtre, au cinéma et au socialisme. Comment pourrait-il donc être en danger.»
Gérard Philipe avec Anouk Aimée, 1958, Montparnasse 19 Capture d’écran
Après l’intervention, les médecins demandent à voir Anne; ils lui annoncent qu’ils n’ont pu opérer son mari qui souffre d’un cancer irréversible. «Combien de temps?» demande-elle. «De quinze jours à six mois.» Elle se promet alors qu’il n’en saura rien, non plus que les enfants. Le 20 novembre, on ramène Gérard Philippe chez lui. En dépit de sa faiblesse, il veut croire à son rétablissement, lit les tragiques grecs, aimerait refaire du ski. Mais le 25 novembre, après avoir conduit les enfants à l’école, Anne, de retour à la maison, appelle son mari. Seul le silence lui répond. Dans son lit, le Cid dort pour toujours.
«La mort n’a pas encore été annoncée que, déjà, raconte Garcin, les Parisiens convergent, dans l’après-midi, vers la rue de Tournon (…) Beaucoup de jeunes filles, une rose à la main, d’élèves sortis des lycées et universités environnants, de femmes et d’hommes tenant, tel un bréviaire, un programme abîmé du TNP, d’artisans et d’ouvriers.» Le lendemain, l’habilleuse du TNP apporte le costume du Cid, dessiné par Léon Gischia, que Gérard Philipe a si souvent porté à la scène et dans lequel il sera inhumé. Les amis défilent, Jean Vilar, bouleversé de chagrin, Louis Aragon, qui murmure «Le Cid ne meurt pas». Trois jours plus tard, le 28 novembre, c’est à Ramatuelle, en présence de toute la population, que Gérard Philipe est porté en terre.
Pour l’hebdomadaire Arts, le comédien s’était prêté au jeu des questions:«Quelle pensée s’impose souvent à vous? – L’urgence des choses que je dois faire. – Qu’est-ce qui vous étonne dans la vie? – Sa brièveté.»
Jérôme Garcin, Le dernier hiver du Cid, Gallimard, 2019.
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