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Reportage / Entre euphorie et déception, la Roumanie face à ses casse-têtes


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Il y a une façon toute simple de résumer ce qui s’est passé en Roumanie. Le gentil candidat pro-européen, le bon, a éliminé l’excité trumpiste, le méchant. Donc tout va bien. Sauf que le pays va mal. Sa population diminue, le fossé entre riches et pauvres se creuse, comme la dette de l’Etat. Il faut y aller voir.



La première image est rassurante. Bucarest est une ville si plaisante, avec ses avenues verdoyantes, propres et sûres, ponctuées d’édifices Belle Epoque. Restos, bars et boutiques partout. Embouteillages de bagnoles bien sûr. La partie nord où vivent les riches accueille d’immenses surfaces commerciales, les enseignes internationales s’y étalent à une échelle inconnue en Suisse. Surprise: les serveurs des bistrots sont souvent asiatiques, importés du Pakistan, du Sri Lanka et d’ailleurs. Parce que les Roumains préfèrent s’en aller à l’étranger ou ne rien faire plutôt que de vivre avec un salaire minimum de 800 euros brut, 500 net, alors que les prix en ville ne sont guère inférieurs aux nôtres. Quatre millions des Roumains dans la diaspora. La population est passée de 22 millions à 19 depuis l’an 2000, la natalité s’effondre, part grandissante des vieux, avec des retraites en moyenne de 100 à 150 euros par mois. La santé et l’éducation publiques sont, de l’avis général, dans un triste état. Le recours au privé est devenu quasiment indispensable. Il n’est pas rare, au fond des territoires déshérités, de déceler chez les anciens quelque discrète nostalgie de l’horrible dictature communiste qui permettait au moins d’étudier sans argent. 

Seul réconfort: le secteur industriel se porte plutôt bien, grâce à la production automobile surtout, d’où un taux des chômage modéré (5,6%) mais fort chez les jeunes (26%).

Quant aux campagnes, elles sont à la fois une ressource précieuse et un espace de misère. La Roumanie est le premier exportateur européen de céréales, produites par des sociétés internationales qui ont mis la main sur les meilleures terres. En revanche les petits paysans souffrent, irrités de voir les grandes surfaces se tourner vers l’importation plutôt que vers leurs petites productions.

Un soutien de la Suisse à plus de 220 millions de francs

Ces quelques données illustrent les casse-têtes de l’Etat face aux besoins sociaux, face à une balance commerciale déficitaire et à une dette qui atteint des sommets. La Roumanie a connu une amélioration de son sort et une modernisation spectaculaire depuis la fin du régime communiste en 1989. Grâce aussi à l’aide des fonds généreux de l’UE qui se poursuit aujourd’hui. Pour un euro versé au pot commun, trois en retour. Plusieurs dizaines de milliards. Les versements seront fortement réduits ces prochaines années. A noter, c’est peu connu, que la Suisse soutient aussi le pays. Elle a signé pour la seconde fois un accord-bilatéral au nom de la «cohésion» prévoyant un financement de 221,5 millions de francs jusqu’à fin 2029, à investir sur 11 programmes concrets et sous contrôle direct. 

Le tableau reste néanmoins sombre

Et il explique évidemment pour une grande part les soubresauts politiques d’aujourd’hui. Après des décennies de pouvoir entre des partis usés, accusés d’incompétence et de corruption. Ce n’est pas la prétendue «ingérence russe» qui a suscité l’émergence, en novembre 2024, du candidat nationaliste Colin Georgescu, mais bien l’espoir d’un changement en profondeur, aussi illusoire puisse-t-il être. L’annulation des élections présidentielles a provoqué un choc considérable en Roumanie, d’autant plus que la décision d’un «tribunal constitutionnel» politisé a été saluée par des chefs d’Etat européens. L’élection enfin répétée a donc vu le relatif succès (40 % des voix) du nouveau candidat de cette mouvance, George Simion. Celui-ci n’a ni l’expérience ni la mesure de son prédécesseur. Cet homme de 38 ans, fan de foot, brutal, excessif, simpliste, grossier, sans aucune connaissance du monde hors de son admiration pour Trump, a fait une campagne désastreuse pour le round final. Allant dans les derniers jours flatter Meloni en Italie et insulter Macron à Paris plutôt que d’arpenter son pays. Sa défaite n’étonne donc pas. Certains commentateurs pensent même qu’il la souhaitait, préférant devenir le leader de l’opposition plutôt que chef d’Etat. 

La foule a salué avec enthousiasme le nouveau président sur le boulevard de la Reine Elisabeta, devant son quartier général, aux cris de «ni-cou-chor!» et «Eu-ro-pa!» Bien des larmes à l’œil… Le brave Nicușor Dan, avec son air poupin, timide, avait peine à trouver ses mots. On peut être grand mathématicien et patiner dans l’éloquence. Mais il ne se laissera pas troubler par les accusations de fraudes électorales qui surgissent déjà.

Un avenir politique incertain

Le nouveau président aura des pouvoirs limités, c’est le gouvernement qui mène la barque, mais lequel? Plusieurs noms circulent. Tenants du «système» comme il est couramment dit. Des figures qui ont pas mal bourlingué dans les arcanes politiciennes. Souvent accusées d’avoir eu ou de maintenir encore des liens avec tel ou tel service secret. Ceux-ci tireraient bien des ficelles dans l’ombre, notamment dans les médias. Le syndrome de la «securitate», la super-police omniprésente du dictateur Ceausescu, rôde encore. «Ce sont les vieux de la vieille qui reviendront, ou leurs protégés, lâche Ana, jeune femme fort avertie dès le lendemain de la fête. On n’en a pas fini avec les manigances. Mais je préfère ça aux excités de l’autre bord!» Comme pour beaucoup, ce qui lui importe d’abord, c’est la liberté de voyager librement en Europe. A cet égard, les propos ambigus du camp d’en face l’ont pénalisé.

Les anciens partis sont néanmoins déstabilisés par le nouveau venu et la mouvance qu’il constitue. Libérale en économie, guère ouverte aux préoccupations sociales, surtout très urbaine, avec un fort penchant pour l’évolution des mœurs. La reconnaissance du mariage homosexuel ne tardera pas. A l’encontre des lois actuelles. 

«La Roumanie dans le son et dans le cœur»

S’il y a un trait commun et profond entre Roumains de tous bords, c’est celui de l’attachement à leur identité propre, à leur héritage culturel. Le pays a été soumis à tant de dominations successives, austro-hongroises, nazies, soviétiques. Séparé aussi de quelques pans dans la Moldavie et l’Ukraine actuelles, sujet d’ailleurs resté sensible aujourd’hui. La conscience est vive de se trouver à une charnière géopolitique du continent, soumise aux jeux plus ou moins apparents des puissances environnantes. La France notamment, très influente en Roumanie, accusée d’«ingérence» dans l’élection par le battu qui en demande l’annulation. Il est vrai que les coups de pouce étrangers n’ont pas manqué. Des millions européens et américains ont été déversés pour la propagande des partis jugés convenables. Les Roumains n’ont pas froid aux yeux. 

Lors de la «nuit des musées», à la veille du vote, une file interminable de visiteurs s’étendait sur 400 mètres, vers 23 heures, devant l’admirable bâtiment de l’Athénée. De tous âges. Démenti apporté aux pessimistes qui parlent d’une «jeunesse digitale apatride». Au lendemain du scrutin, comme en signe d’unité malgré tout, se tenait un concert dans le bel opéra de Bucarest. A l’affiche, Nicolae Voiculet, flûte de pan et orchestre: «la Roumanie dans le son et dans le cœur». Avec l’hymne national en début, public debout, et rebelote en clôture. Là les cœurs ne battent pas au même rythme que sur le versant fatigué de l’Europe de l’Ouest. 

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