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Chronique / Etonnants voyageurs


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Le Havre, gare maritime, 29 mai 1935. Ils sont quatre du monde des Lettres arrivés de Paris. Les plus perspicaces ont reconnu Madame Colette, la grande Colette, qui vient de publier «La Chatte et Duo». Elle est en compagnie de Claude Farrère, l’auteur aujourd’hui quelque peu oublié de «La bataille», élu la veille à l’Académie Française. Il y a aussi le dramaturge Pierre Wolff et puis cet homme avec un béret basque sur la tête, mégot aux lèvres, qui arbore une manche vide: Blaise Cendrars, le poète des «Pâques à New York». Tous quatre sont dépêchés par leurs journaux respectifs à bord du Normandie pour sa croisière inaugurale.



L’entre-deux-guerres fut, on le sait, une période particulièrement faste pour la presse. Spécialement pour les grands titres nationaux. Dans les années 1930, un journal comme Paris-Soir tire jusqu’à 1 million d’exemplaires – 1,8 million en 1939! Souvent, il y a plusieurs éditions quotidiennes et entre les journaux, la lutte est vive, sinon féroce. Ce qui ne va pas parfois sans dérapage ni bidonnage – on parlerait aujourd’hui de fake news. Comme ce 10 mai 1927, lorsque le vénérable quotidien La Presse croit pouvoir annoncer avant tous ses concurrents: «Nungesser et Coli ont réussi. Les émouvantes étapes du grand raid. A 5 heures arrivée à New York.» 

Toujours en une du journal, on lit: «Lorsque l’avion de Nungesser apparut au-dessus de la rade de New York, le commandant Foullois, chef de l’aviation maritime de chasse, s’était porté à son devant avec une escadrille et, dès que l’avion fut en vue, les sirènes des bateaux mugirent et les bâtiments hissèrent le pavillon.» La vérité est que Nungesser et Coli n’ont jamais atteint New York, disparaissant corps et biens. Aujourd’hui, on estime que les deux hommes sont bel et bien parvenus à traverser l’Atlantique, atteignant Saint-Pierre-et-Miquelon où ils auraient tenté d’amerrir. En vain. L’annonce, quelques jours plus tard, de leur disparition, causa une intense émotion. Entraînant par contre-coup la désaffection du public à l’égard du journal fondé par Emile de Girardin, qui jamais ne s’en releva.

Toujours dans l’intention de prendre l’avantage sur leurs concurrents, les grands journaux se disputent les meilleures plumes du moment. Et de solliciter tout naturellement les écrivains et écrivaines en vogue. L’un des plus populaires est Pierre Benoit. Le romancier à succès de L’Atlantide et de La Châtelaine du Liban – le premier titre publié par le Livre de poche à son lancement en 1953, on ne le sait pas toujours ou on l’a oublié, est Koenigsmark. Voilà qui dit bien l’aura entourant alors son auteur. Durant l’entre-deux-guerres, Pierre Benoit partage son temps entre l’écriture de son roman annuel et les grands reportages aux quatre coins de la planète, notamment pour L’intransigeant. L’Intran, comme on disait familièrement, le grand quotidien de droite du soir. 

Annonce des reportages de Claude Farrère et Blaise Cendrars, Paris-Soir, 29 mai 1935 © Gallica

Pour les principaux représentants de la scène littéraire, écrire pour la presse est une source appréciable de revenus. Ainsi Saint-Exupéry raconte-t-il pour L’Intran son raid manqué Paris-Saigon en décembre 1935. Après dix-neuf heures de vol, l’aviateur-écrivain s’était écrasé dans le désert libyen. Son récit, «Le vol brisé. Prison de sable», paraît en janvier suivant; il constituera les cinq premiers chapitres de Terre des Hommes. Une année plus tard, Jean Prouvost, le patron de Paris-Soir, lui propose quatre-vingt mille francs pour dix articles consacrés à la guerre civile espagnole. 

Les moyens dont dispose la presse de l’époque sont souvent considérables. Les directeurs de journaux mettent à disposition de leurs reporteurs-vedettes argent, voitures et chauffeurs – cela a bien changé! Rien d’étonnant dès lors que pour un événement aussi important que le voyage inaugural du paquebot Normandie les journaux se mobilisent. Il faut dire que le nouveau fleuron des French Lines conjugue tous les superlatifs. Il est, répète-t-on à satiété, le plus gros, le plus moderne et le plus fastueux de tous les navires construits à son époque. Son appareil propulsif est du dernier cri et, pour sa décoration intérieure, qui en fait une véritable vitrine du luxe français, les meilleurs représentants de ce qu’on appellera l’Art déco ont été requis, les Subes, Lalique, Leleu, Patout.

C’est le tout jeune directeur de la rédaction de Paris-Soir – il a 28 ans – un certain Pierre Lazareff, futur patron de Cinq colonnes à la une, alors déjà amateur de coups fumants, qui a eu l’idée d’envoyer Farrère et Cendrars sur le Normandie. Les deux hommes se complètent à merveille. Ancien capitaine de corvette – il a notamment servi en Extrême-Orient avant la Grande Guerre – Farrère racontera la traversée en écrivain de la mer depuis les spardecks et la passerelle, tandis que Cendrars, le bourlingueur, sera avec l’équipage. Aux côtés des mécaniciens, dans les entrailles du navire. 

La capitale flottante ne bouge pas plus que Paris ou Londres ne vibrent

Colette a déjà une longue pratique du journalisme. Durant toute sa carrière elle rédigera plus d’un millier d’articles sur la mode, le théâtre, le tourisme, l’amour, que sais-je encore? Et collaborera à une centaine de titres, dont Le Journal où elle écrit depuis 1933. C’est donc tout naturellement elle qui couvrira la croisière inaugurale du Normandie. «Ce paquebot, note-t-elle dans son premier article, qui n’est que succulence, crème fraîche, fruits fermes, pain croustillant et quelle table!» Car bien évidemment Colette, on n’est pas bourguignonne pour rien, se délecte en connaisseuse de la cuisine du bord. Mais tout autant du spectacle de la mer. «Juste au-dessous de mes hublots, écrit-elle au lendemain de l’appareillage, se gonfle, s’abaisse, harmonieuse, respire sans fin une longue bête onctueuse d’un gris vert, emplumée d’écume. Tout le reste de l’horizon n’est que brume tiède, traînante, qui lèche et calme la mer.» 

Farrère, lui, c’est en technicien qu’il jauge des qualités nautiques du nouveau-né. «Le sillage s’étale en poupe jusqu’à perte de vue, plat comme une immense route très blanche. 30 nœuds et même davantage. Ni tangage, ni roulis. La capitale flottante ne bouge pas plus que Paris ou que Londres ne vibrent, nul ne l’ignore, à tous les passages trop brutaux des cars, des autobus, des camions et autres supervéhicules trop négligemment suspendus.» Comme beaucoup d’autres personnalités conviées à ce premier voyage, l’écrivain suit grâce à la TSF la crise ministérielle qui vient d’éclater à Paris. Tandis que le Normandie se rapproche de son but et s’apprête à conquérir le ruban bleu récompensant la traversée la plus rapide, le cabinet Flandrin a été renversé. «Hier, formidable éclat de rire d’un bout à l’autre des huit ponts de la* Normandie, écrit Farrère.La TSF s’est fort gracieusement moquée de nous tous, tant que nous sommes, sans la moindre malice d’ailleurs en annonçant que le maréchal Pétain était ministre de la Marine!» 

Colette (au milieu) à bord du Normandie © Coll. part. 

Et Blaise Cendrars, me demanderez-vous? Sitôt embarqué, il s’est enfoncé dans le ventre du navire. Chacun de ses articles sera un hymne à la technique, aux machines et aux hommes qui les servent. «Poussant une lourde porte où je faillis être renversé par un courant d’air, je débouchai dans la salle des dynamos bruissante, ronflante et toute remplie d’un rythme continu, qui est le seul témoignage de la Force invisible, car nulle part on ne voit tourner une roue ni travailler une bielle (…) Quand j’arrive sur la passerelle, le balcon de fer bien astiqué qui domine la centrale électrique et qui est le poste de commande de toute cette machinerie automatique, l’humble correspondant de Paris-Soir que je suis est reçu fraternellement et, oserais-je le dire, avec gratitude, par les officiers mécaniciens.» C’est à peine si durant les jours suivant, l’écrivain quittera leur compagnie. 

Le 4 juin, à l’arrivée à New York, Cendrars rejoint tout de même ses collègues sur le pont pour assister à la «marche triomphale» du Normandie. «Jamais plus nous ne reverrons cela, jamais plus nous ne l’oublierons», écrit Colette. «New York, note de son côté Cendrars, est la ville la plus jeune, la plus moderne, la plus enthousiaste, mais aussi la plus généreuse du monde. L’accueil délirant que le port de New York a fait à la Normandie défilant devant les gratte-ciel de Manhattan est allé droit au cœur de tous les Français qui étaient à bord.» L’écrivain peut alors rejoindre les mécaniciens pour les remercier: «Je trouvais tout le monde à son poste, l’équipage au grand complet, comme toujours calme et veillant à la manœuvre. Ils ignoraient comment New York recevait leur bateau. Ils n’avaient rien vu, rien entendu, mais chaque homme avait le sourire.»


*Nos trois auteurs parlent de la Normandie alors que l’usage veut plutôt que l’on écrive le Normandie.


Cendrars, Colette, Farrère, Wolff, A bord du Normandie. Journal transatlantique, Le Passeur/Cecofop, 2003

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