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Chronique / Du côté de chez Jean


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Reconnaissons-le, il nous manque. Je veux parler de Jean d’Ormesson, disparu il y a bientôt deux ans. Bien sûr il y a les romans, Au plaisir de Dieu, Le Vent du soir, La Douane de mer. Et tant d’autres, aimés, relus. Mais d’Ormesson était plus qu’un auteur. Il incarnait une certaine France de toujours, celle que l’on aime. Esprit brillant, solaire, il se rangeait du côté des écrivains du bonheur, sans pour autant nier le tragique de l’existence. Une fête en larmes est le titre de ses livres qui certainement le dépeint le mieux. Et ce n’est pas Jean-Marie Rouart qui me contredira. Lui qui a publié il y a quelques mois, il fallait bien ça, un Dictionnaire amoureux de Jean d’Ormesson.



Jean-Marie Rouart a beaucoup fréquenté son aîné de presque 20 ans, qui, au début de sa carrière d’écrivain, l’a constamment encouragé. De lui, il a énormément appris, tout simplement, dit-il, «en le regardant vivre.» Jean d’Ormesson représenta «sur bien des points un incomparable alter ego, un modèle, une image fraternelle.» Et c’est bien d’amitié entre eux qu’il s’agit, mais qui n’alla pas sans brouilles. Notamment lorsque Rouart démissionna du Figaro, lors du rachat du quotidien par Robert Hersant, s’opposant résolument à celui qui le dirigeait alors. S’en suivirent 3 ans de silence, vite oubliés. Et bien plus tard, c’est d’Ormesson qui remettra son épée d’académicien à Rouart. Cérémonie où il excellait, y montrant, écrit-il, «autant d’esprit que dans ses éloges funèbres, eux aussi exceptionnels.» 

Par maints aspects, Rouart ressemble beaucoup à d’Ormesson. Comme lui, il a énormément publié, énormément écrit, et d’esprit, comme lui encore, il en a à revendre. Sa réponse au discours de réception sous la coupole de Valéry Giscard d’Estaing est un chef d’œuvre de causticité et d’irrévérence ironique. Et pas plus qu’il n’y ménage alors le nouvel élu, il n’épargne ici son modèle. Le portrait de d’Ormesson qui émerge au fil des pages de ce Dictionnaire amoureux est constamment mordant, enjoué, admiratif, mêlant irrespect et affection. 

Ainsi, parmi les entrées – nombreuses – de l’ouvrage, on en trouve tout naturellement une intitulée «Dieu»: «Avec sa principale créature, c’est-à-dire lui-même, Dieu est certainement le principal personnage de son œuvre.» Autre notice «Moi (lui)» – il y en a une également consacrée à Rouart lui-même: «L’égocentrisme lui était aussi naturel que de respirer. Mais un égocentrisme courtois, bien élevé, souriant, gentil, qui s’épanouissait dans ses livres, qui étrangement se traduisait assez peu dans son comportement.» Affaire d’éducation, de savoir-vivre, sinon de savoir-être, dira-t-on, lié à un certain milieu, celui de l’aristocratie. En l’occurrence, une très ancienne famille de parlementaires qui défendit jadis Nicolas Fouquet, un père ambassadeur, un oncle patron du Figaro et académicien, des terres, des châteaux. Saint-Fargeau, dont la famille dut se séparer, devenu sous la plume de l’écrivain le mythique Plessis-lez-Vaudreuil d’Au plaisir de Dieu. «De ce passé mort, de ces souvenirs et d’un château perdu, écrit Rouart, il va créer des rêves qui vont susciter d’autres rêves et des êtres imaginaires qui vont devenir plus réels que leurs modèles.»

Château de Saint-Fargeau, le Plessis-lez-Vaudreuil d’Au plaisir de Dieu © Coll. part.

La nostalgie d'un monde englouti

Au plaisir de Dieu trouvera une sorte de prolongement avec le magnifique Vent du soir. «Avec ce cycle romanesque, il réunit, écrit Rouart, en une seule œuvre tous les thèmes épars de ses livres et les organise dans une grande fête de l’imagination, une sorte de bacchanale sentimentale où, sous la pression de la vie, les personnages sont soudain pris de furia amoureuse, et comme si les étreintes des corps ne leur suffisaient plus, il leur faut aussi étreindre les continents.» Et puis comment parler de d’Ormesson sans évoquer ses admirations? A commencer par son cher Chateaubriand auquel il consacra une biographie. Mais pas seulement, il y a aussi Aragon, Caillois, Aron. «Il a toujours aimé admirer. Une myriade de morts, mais aussi une foule de vivants.» L’admiration, cette politesse de l’intelligence. On pourrait aussi parler de d’Ormesson hédoniste, amoureux du soleil, des bains de mer, de Rome, de Venise et bien sûr des femmes – Rouart en nomme quelques-unes. 

Jean d'Ormesson à Venise. Capture d’écran du film de Frédéric Le Clair 

Enfant gâté, chéri des lettres, chéri surtout du public, Jean d’Ormesson, observe son cadet, «a bénéficié d’un degré de célébrité rarement atteint par les écrivains d’aujourd’hui dans une époque très peu littéraire.» Il y a là, reconnaissons-le, comme une sorte de miracle. «Est-ce la nostalgie d’un monde englouti, aussi englouti que la ville d’Ys, que notre époque a aimé à travers ses livres, s’interroge Rouart? Ou bien est-il vu comme un antidote littéraire à cette société fracassée, sociale, matérialiste, technologique, uniformisée autant qu’informatisée?» Peut-être, en fin de compte, tout cela à la fois. Et, pour reprendre un propos d’Henry James que citait volontiers d’Ormesson, «le reste est la folie de l’art.»


Jean-Marie Rouart, Dictionnaire amoureux de Jean d'Ormesson, Plon, 2019


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