Chronique / Le dernier aventurier
Conseiller de l’usurpateur Basam Damdu, chef de réseaux criminels, ennemi juré des services secrets de Sa Majesté, pilleur de tombes pharaoniques, et j’en passe. A quoi on ajoutera: d’une élégance rare, habillé chez les meilleurs faiseurs, un porte-cigarette aux lèvres sous une fine moustache. A ces quelques traits, on aura bien sûr reconnu le plus fameux des aventuriers de la BD, véritable génie du mal. Je veux parler du colonel Olrik, dont une biographie – enfin! – est parue il y a quelques jours. Elle est due rien moins qu’à un ancien ministre français des Affaires étrangères, Hubert Védrine.
Aujourd’hui consultant, Hubert Védrine, qui avant d’être chef de la diplomatie de Lionel Jospin fut longtemps porte-parole de l’Elysée sous François Mitterrand, est, ce que l’on ne sait pas toujours, un fan de BD. En particulier de la ligne claire et tout particulièrement d’Edgar P. Jacobs (1904-1987), le père des célébrissimes aventures de Blake et Mortimer. Ce qui a incité l’ancien ministre à se lancer en compagnie de son fils Laurent sur les traces d’Olrik, c’est le mystère qui entoure ce dernier. Qui est-il? D’où vient-il? Alors que dans son Opéra de papier (Gallimard, 1981), Jacobs nous fournit les curricula vitarum très détaillés de ses deux héros, le professeur Philip Mortimer et le distingué capitaine Francis Blake, lieux de naissance, études, carrières et états de service, distinctions reçues de Sa Majesté, il ne nous dit rien ou quasi de leur plus farouche adversaire. Pas même concernant le passé militaire d’Olrik qui lui vaut pourtant ce grade de colonel.
Edition originale d’Un opéra de papier d’Edgar. P. Jacobs, 1981. © Coll. part.
C’est dès lors à une véritable «enquête» – les guillemets sont ici de rigueur – que se sont livrés nos deux biographes. Qui les a menés, sinon aux quatre coins du monde, du moins sur les lieux des aventures de Blake et Mortimer. En commençant par Bruxelles, où un mystérieux «Monsieur Henri», ancien du Journal Tintin, leur remet une liasse de cartes postales adressées à Jacobs, signées «O.» et envoyées d’un peu partout, Egypte, Cuba, Hong-Kong, Roumanie. Nombre de dates et de lieux correspondant aux différents albums dans lesquels apparaît le célèbre aventurier. Nos deux limiers imaginent alors de consulter une voyante de Schaerbeek, qui leur raconte que Jacobs et Olrik se connaissaient; ils s’étaient rencontrés au Théâtre de la Monnaie en 1938, Olrik s’était vanté auprès du timide Jacobs de sa maîtrise des échecs et de ses exploits d’aventurier.
On ne va bien sûr pas raconter ici par le menu la vie d’Olrik telle que la rapportent Hubert et Laurent Védrine dans leur livre, qui se lit, disons-le, comme un roman. Mais fournissons tout de même à nos lecteurs quelques points de repère.
Olrik est né en Estonie dans une famille noble désargentée. Son père, Cristof von Balk, prénomme son fils Olrik, du nom d’un grand folkloriste danois qu’il admire. A dix ans, l’enfant est cadet au collège militaire de Saint-Pétersbourg. L’un de ses professeurs est Roman Jakobson, le futur linguiste, qui l’initie aux échecs. Il raconte dans des notes inédites qu’ont pu consulter nos auteurs que le jeune Olrik «était doté d’un cerveau polymathe et d’une pugnacité hors du commun, bien qu’étant dénué des structures morales attendues d’un cadet de l’Empire.» Il sera d’ailleurs chassé d’une réception à coups de nagaïka par les cosaques du grand-duc Michel. A l’éclatement de la Révolution, il quitte précipitamment la Russie avec sa mère.
Le grand-duc Michel et sa garde cosaque, 1915. © Wikipédia
Un pacte avec Edgar P. Jacobs
C’est le début d’une série de tribulations qui le conduisent notamment à Budapest, patrie de sa mère. Dans les années 20, 30, il semble, toujours à en croire nos auteurs, qu’Olrik a pu être initié par le célèbre Gurdjieff. Il a également été un agitateur au service des nationalistes magyars. D’où le «M» dont il usera plus tard pour signer certaines de ses cartes postales – M qui n’a donc rien à voir, nous assure-t-on, avec la fameuse Marque jaune. Plus tard, toujours dans l’entre-deux guerres, il semble aussi qu’Olrik ait fait partie de l’expédition tibétaine d’Ernst Schäfer, commanditée par Himmler, pour planter le drapeau nazi sur le toit du monde. L’historiographie officielle certes n’en parle pas. Mais «c’est tout l’art d’un génie du mal tel qu’Olrik, écrivent nos pugnaces biographes, que de disparaître sans laisser de trace.»
Ensuite? Eh bien, après la guerre, on retrouve Olrik à Hong-Kong où il se livre à toutes sortes de trafics en lien avec les triades. Il en ira de même à Cuba où il sera plus ou moins au service des Américains et du dictateur Batista. Et bien sûr, auparavant, il est en Egypte. Selon nos auteurs, dans les années 1950, l’existence d’un fabuleux trésor lié au pharaon hérétique Akhenaton était de notoriété publique dans le milieu des égyptologues. L’un d’eux, un Britannique, se souvient d’un «Européen de l’Est, qui avait tenté de monter un trafic d’antiquités.» Entre-temps, Olrik aurait revu Jacobs et, bien que furieux du rôle que le dessinateur lui assignait, avait conclu une sorte de pacte tacite avec lui.
Aussi surprenant que cela paraisse, et c’est la vraie «invention» de nos deux auteurs au sens où on le dit pour des reliques, Olrik, à la fin de sa vie, désireux de mener une vie «normale», s’était retiré sous le nom d’Allreach dans un vaste domaine qu’il avait acquis près de Linz en Autriche. Un reporteur de Die Kurier, qui avait retrouvé sa trace, lui avait même consacré un long article, dans lequel il cite le journal que tenait Olrik. A la date du 25 février 1987, celui-ci avait noté: «EP Jacobs est décédé à Bruxelles il y a quelques jours. Il ne m’a jamais fait gagner contre ces satanés rosbifs. C’est rageant, il me l’avait promis.»
Hubert Védrine – Laurent Védrine, Olrik La biographie non autorisée, Fayard, 2019
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