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Actuel / Serbie: élections dans une démocratie à deux vitesses


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Alors que 55% des Serbes ont voté ce dimanche 17 décembre, les résultats semblent excessivement favoriser le Président Vučić et son parti SNS. Une réalité historique et sociologique plus profonde permet de mieux comprendre d'où viennent ces résultats, et ce qu'ils dessinent à l'horizon.



En survolant la presse occidentale qui couvre l'événement, on comprend que les élections parlementaires anticipées qui se sont déroulées en Serbie cimentent l'autocratique Aleksandar Vučić et son parti SNS. On parle de subversion, d'électeurs de province amenés par bus dans la capitale pour déposer des bulletins en faveur du SNS, d'intimidations des observateurs indépendants, parfois même de violences à l'encontre d'opposants.

Associé à la victoire écrasante du SNS avec 47% des votes contre 23% pour «La Serbie sans violence» à la deuxième place, le narratif est facile à dérouler: en Serbie la démocratie parlementaire est sous le contrôle d'un dictateur, l'opposition est muselée, rien ne fonctionne hors du parti au pouvoir. Ce qui est à la fois exact, et faux. C'est exact car il est indéniable que Vučić est assis sur le pouvoir comme aucun leader politique serbe ne l'a jamais été, peut-être même plus que Milosevic, voire que Tito. Il est exact aussi que l'opposition est privée de plateforme, qu'elle est continuellement vilipendée, que son temps de parole est limité – Vučić a selon certaines estimations 40% du temps médiatique pour lui – que toutes les municipalités, les institutions et les entreprises d'Etat sont dans sa poche, bref, que le processus démocratique ne fonctionne pas.

Pourtant, le calendrier électoral ainsi que les résultats de ce dimanche racontent une histoire bien différente. Premier ministre depuis 2014 puis Président depuis 2017, un visage poupin, lippu, mal à l'aise dans son 1,99 mètre, la tête toujours penchée de côté comme un diacre, ce Belgradois de 53 ans est un animal politique de notre temps. Comme beaucoup de leaders politiques actuels, Macron ou Orbán, et avant eux David Cameron ou le hollandais Rutte, il compense son absence de charisme et d'idéologie par une soif inextinguible du pouvoir, qui justifie tous les compromis. Il est parvenu au sommet en opérant un revirement complet d'orientation politique, passant de l'ultra-droite nationaliste à un centrisme européiste bon teint, économiquement libéral et politiquement conservateur. Puis il fausse les pistes en nommant une femme (la première) gay (la première) au poste de Cheffe du gouvernement. Comme son homologue français, il est l'homme du «en même temps»: la Serbie a pour destin d'entrer dans l'UE, en même temps nous ne céderons jamais le Kosovo; nous condamnons fermement l'invasion de l'Ukraine, en même temps nous ne couperons pas nos liens avec la Russie; la Serbie est l'élément stabilisateur des Balkans, en même temps nous n'abandonnerons jamais nos «frères» en République Serbe de Bosnie et au Kosovo; je protège le processus démocratique et la liberté de presse en Serbie, en même temps ceux qui votent contre moi ou écrivent des articles contre moi sont des traîtres à la solde de l'étranger.

Ce jeu d'équilibriste permanent s'adresse à tous les publics, aux Européens comme aux Russes et aux Chinois, aux urbains libéraux comme aux paysans de Serbie centrale, aux hommes d'affaires comme aux retraités. Et ce jeu est vital car, contrairement aux apparences, le pouvoir politique en Serbie est un emploi mortel et l'a toujours été. L'assassinat des rois, des ministres et des présidents est un sport national, on en décompte environ 8 en deux siècles, le dernier en 2003, lorsque le Premier ministre Đinđić se faisait abattre en plein Belgrade.

Ce peuple qui a été occupé pendant cinq siècles par les Ottomans, envahi et bombardé un nombre incalculable de fois a très vite appris à ne compter que sur lui-même et à se méfier avec soin de tout gouvernement. Ainsi même si les traditions ne sont pas formellement démocratiques en Serbie, et si un patriarcat de fond favorise un autoritarisme centralisé, la population est tout sauf bovine ou apathique. La chose politique compte ici, peut-être encore plus que dans des démocraties occidentales, précisément parce qu'elle est inégale et chaotique. Une réélection systématique, comme celles dont sont l'objet les parlementaires et Conseillers fédéraux en Suisse, serait proprement impensable en Serbie. Au contraire, et c'est l'une des leçons du scrutin de dimanche dernier, la seule façon pour Vučić et son parti de se maintenir au pouvoir est d'organiser sans cesse des élections, de ne jamais laisser un mandat courir à son terme, de toujours laisser planer la possibilité d'une dissolution, pour ainsi mobiliser l'opinion publique en permanence, rester maître de l'agenda et disqualifier l'opposition.

Les élections de ce dimanche ne font pas exception. Après une vague de protestations, au printemps dernier, comme ce régime n'en avait jamais connues, il est désormais clair pour Vučić que son temps est compté. Ce que les résultats indiquent sans doute possible. D'abord le SNS du Président enregistre ses plus mauvais résultats depuis 2014, même avec une campagne d'affichage et médiatique sans précédent. Et surtout avec sa deuxième place et ses 23%, le parti «La Serbie sans violence» indique que l'opposition se cristallise enfin, qu'elle trouve sa voix et sa légitimité même sans leader. En dix ans au pouvoir, Vučić a accompagné – il serait malhonnête de le nier comme de l'en tenir seul responsable – la Serbie dans une explosion de croissance remarquable, ainsi qu'une remise à niveau de ses infrastructures et de son administration.

Mais les Serbes ne s'intéressent pas qu'à ces résultats. Leur ADN social est paysan, c'est-à-dire attaché à la terre, et indépendant de nature. Au bout d'un certain temps, le chef doit partir, de gré ou de force. Et c'est la leçon principale de ce dimanche 17 décembre. Derrière des résultats flatteurs pour le Président se dessinent la fin de son ère politique et les contours de la prochaine. La vraie question est donc de savoir quand, mais surtout comment Vučić acceptera de passer la main. Forcera-t-il les Serbes dans les travers de leur sport national, brûlera-t-il ses vaisseaux, ou partira-t-il de bonne grâce? Cette transition, la première dans l'ère démocratique entamée en octobre 2000, sera le véritable test de maturité politique pour cette société.

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