Opinion / Le sexe au cinéma: un siècle d'échecs
L’histoire du cinéma témoigne qu’il est souvent plus efficace de suggérer les rapports érotiques entre protagonistes plutôt que de les montrer crûment. D’autant qu’ils n’apportent souvent rien à la compréhension du scénario ni à la profondeur des personnages. Moins on en fait, plus on en dit.
Le réalisateur Louis Malle était l'invité d'honneur d'une émission culturelle à la télévision. C'était il y a environ trente ans. Autour de lui, quelques invités avaient été soumis à un jeu intéressant. On avait projeté pour eux deux scènes tirées de ses films. La première était extraite des Amants, de 1958. En noir et blanc, Jeanne Moreau y fait l'amour avec Alain Cuny sur une musique de Brahms. Les gestes sont lents et filmés de près, on suit sa main sur le drap qui, se crispant, indique qu'elle parvient à l'extase. Rien n'est dévoilé de l'anatomie des acteurs, on est en plein dans la suggestion. La seconde scène soumise aux invités était tirée de Fatale, de 1992. Juliette Binoche et Jeremy Irons y font l'amour sur un pas de porte, haletants et transpirants. Ils se malaxent comme de la pâte à pain, soumettant leur intimité physique au spectateur sans aucune pudeur. Puis on demandait aux invités laquelle de ces deux scènes avait leur préférence. Les Amants était le vainqueur incontesté.
Cette expérience révélait la difficulté de montrer l'amour physique sur écran. Les deux scènes étaient les deux extrêmes du genre: du suggestif poétique à l'explicite animalier. Entre les deux, l'histoire du cinéma nous a soumis tous les angles possibles. Et malgré tous leurs efforts, ces innombrables tentatives de montrer cet acte fondamental de l'expérience humaine restent inutiles au mieux, dégoûtantes au pire. Pas une seule scène de sexe ne sonne juste. Chaque fois qu'on y arrive, je saute sur ma télécommande et passe à la scène suivante. L'émission de Louis Malle prouvait toutefois une chose avec certitude: entre l'explicite et le suggéré, le second gagnera toujours. Moins on en fait, plus on en dit.
Dans la majorité des cas, le sexe à l'écran est une histoire mièvre
Dans Pretty Woman, Richard Gere et Julia Roberts se caressent et s'enlacent en soupirant sans qu'on soit certain qu'il s'agisse de plaisir ou d'ennui. Elle garde son négligé de soie, ce qui ne change d'ailleurs pas grand-chose puisqu'elle est doublée pour l'occasion. Ce n'est même pas son corps, ce qui en dit long sur la futilité de l'exercice. Pretty Woman est une sorte de mètre-étalon du genre. La plupart des films grand public, lorsqu'ils se risquent à rentrer dans la chambre à coucher, en font un récit soyeux, lent, propre et sans une seule goutte de transpiration. C'est le sexe raconté aux enfants.
Quelques tentatives ont tenté de briser la malédiction avec un succès relatif. Dans 37°2 le matin, en 1986, Beineix s'était essayé à une approche crue. Le film commence par une scène de sexe torride, un long plan-séquence qui s'avance lentement vers le couple Anglade-Dalle. Beineix, dont j'ai été l'assistant, m'a raconté qu'il avait laissé le couple libre de jouer la scène comme ils la sentaient. A tel point qu'Anglade et Dalle ne l'ont pas écouté lorsqu'il a annoncé «coupez!». Ils ne jouaient donc pas. Et Beineix s'est retiré discrètement de la pièce pour les laisser terminer. En dépit de cette sincérité, la scène n'apporte pas grand-chose à la trame du film et à l'humanité de ce couple maudit. La sexualité explosive et généreuse de Béatrice Dalle aurait bénéficié d'une part de mystère. De la voir ainsi, dès la première minute, livrée corps et âme à son amant n'épaissit pas son personnage et le trivialise.
Dans The Brown Bunny de Vincent Gallo, en 2001, Chloé Sévigny se livre à une fellation sur Gallo, jusqu'au bout. Elle a affirmé qu'elle ne regrettait pas cette scène et qu'elle s'y risquerait sans hésiter une nouvelle fois si la nécessité l'imposait. Mais de voir que cette scène est aujourd'hui présente sur tous les sites de streaming porno indique que, peut-être, la construction de son personnage ne passait pas nécessairement par un tel sacrifice.
La question de la nécessité est centrale
La nudité n'est pas un problème en soi, surtout si elle n'est pas réservée aux personnages féminins. Mais évoquer l'acte sexuel dans une œuvre artistique suggère que cette œuvre serait indigente sans cette évocation. On ne pourrait pas comprendre la dynamique amoureuse qui se développe entre Heath Ledger et Jake Gyllenhaal dans Le Secret de Brokeback Mountain, en 2005, si l'on ne les voyait pas se donner l'un à l'autre dans leur petite tente. On ne comprendrait pas la puissance de l'amour qui unit Ryan Gosling et Rachel McAdams dans The Notebook, en 2004, si l'on ne les voyait s'accoupler, trempés et ivres de passion, sur la table de la cuisine. Ce qui est évidemment faux.
La scène de la danse entre Uma Thurman et John Travolta dans Pulp Fiction, en 1994, de Tarantino, a acquis un statut culte parce qu'il s'agit d'une scène de sexe sublimée. L'artiste nous parle de sexe sans nous le montrer à travers une chorégraphie joyeuse et érotique. La nécessité dramatique de ce moment est manifeste, nous ne comprendrions pas tout à fait la suite du film sans ces quelques minutes suspendues. Tarantino n'est pas le seul grand cinéaste qui évite systématiquement l'exercice. Kubrick, Bresson, Kurosawa, Coppola, Scorsese, Hitchcock ou Fellini, tous parlent de sexe, aucun ne le montre. Ce qui ne signifie nullement que les grands cinéastes évitent toujours le sexe. Lars von Trier s'y est essayé frontalement dans Nymphomaniac, qui reste un de ses plus mauvais films.
Dans Barry Lyndon, de 1975, Stanley Kubrick n'épargne rien au spectateur: le sang, la guerre, la mort lente et atroce d'un enfant, les ravages de l'alcool et la déchéance. Mais aussi l'amour passionnel entre Redmond Barry et Lady Lyndon. La scène de leur rencontre est l'une des plus érotiques de l'histoire. Ce qui se joue entre Marisa Berenson et Ryan O'Neal transcende le sexe uniquement par le biais des regards et des corps. On a le cœur qui bat plus vite en voyant Berenson se tourner lentement vers O'Neal qui arrive sur le balcon. On sait ce qui va suivre, on l'espère, le désir qui habite ces deux corps jaillit de l'écran et nous enveloppe. Et la scène suivante où l'on voit les deux amants se faire promener en barque nous rassure: nous n'avons pas brisé le mystère, et pourtant nous savons tout. Kubrick ne nous parle pas de sexe, il nous parle de ce que le sexe apporte à la vie et comment cette expérience nous transforme.
Le but ultime du sexe: la reproduction de l’espèce
Et comme la mort, le sexe est une expérience commune à la condition animale. Son but ultime est la reproduction de l'espèce, vers laquelle nous sommes attirés comme l'imbécile de l'adage chinois: quand on lui montre du doigt la lune, l'imbécile regarde le doigt. Ainsi la nature nous a offert l'orgasme, sans lequel aucun animal ne songerait à glisser une partie de son anatomie dans celle de l'autre. Pressés de vivre cet orgasme, nous nous reproduisons presque par accident.
Aucun film ne peut mettre en scène cette expérience sans risquer d'exprimer une banalité universelle. La dramaturgie s'arrête devant la porte de la chambre à coucher. Ce qui s'y déroule est attendu et n'apporte rien à notre compréhension des drames et des dilemmes qui façonnent cette histoire. «Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement» avait déclaré La Rochefoucauld, en suggérant qu'il est des choses qui échapperont toujours à notre raison. Même, ou surtout si nous les regardons.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
2 Commentaires
@Gamuret 18.07.2025 | 14h39
«Merci beaucoup pour cette belle réflexion !
Le cinéaste roumain Radu Jude montre bien dans ses films (N'attendez pas trop de la fin du monde / Bad Luck......) comment le capitalisme à tendance libérale, qui veut tout transformer en marchandise, a rendu toute la société, pornographique.
Mes bonnes salutations !
Gamuret »
@simone 19.07.2025 | 09h29
«Entièrement d'accord avec vous. Mille fois merci.»