Actuel / En Serbie, une révolution pour le 21e siècle
Samedi 15 mars, plus de 300 000 personnes se sont massées au centre de Belgrade pour protester contre la corruption. Peu évoqué ou soutenu à l'étranger, ce mouvement pourrait, et devrait inspirer les démocraties occidentales en perte de repères.
Le 1er novembre, l'auvent de béton de la gare de Novi Sad, deuxième ville du pays, s'est effondré sur les passants. Le bilan final est de quinze morts. D'après les rares éléments connus, le coût final de la rénovation de la gare a dépassé de sept fois le budget initial. C'est ainsi que la corruption, en tuant des innocents, a montré son vrai visage. C'est le visage d'un système dont les racines plongent jusque dans les années 90, celles de la guerre, de la dislocation de la Yougoslavie, de la disparition de l'Etat au profit des structures parallèles. Tous les efforts entrepris depuis un quart de siècle pour venir à bout de ce système se sont révélés pratiquement vains jusqu'à aujourd'hui.
Le 5 octobre 2000, les Serbes étaient enfin parvenus, par voies démocratiques, à faire rendre gorge à Milosevic, qui mourrait en prison en 2006. Ils s'étaient escrimés pendant des années pour y parvenir, concentrant tous leurs efforts et leur stratégie sur l'homme et son entourage. Mais les années passant, on a bien dû constater que la corruption que Milosevic avait semée et entretenue continuait de pourrir de l'intérieur tous les gouvernements successifs. En 2012, comme pour siffler la fin de cette pause pseudo-démocratique, son ancien ministre de l'information, Aleksandar Vucic, accédait au pouvoir. Et le système Milosevic, c'est-à-dire la corruption institutionnelle, la suppression des médias et la subversion des élections, revenait officiellement aux affaires.
Cela fait donc plus de douze ans que la Serbie fait marche arrière. Avec deux importantes distinctions toutefois: contrairement à son mentor qui ne jurait que par Moscou, Vucic a fait officiellement allégeance à l'UE, tout en ménageant son électorat russe; et comprenant que l'isolement et les sanctions avaient précipité la fin du régime, il a tout fait pour accéder aux désirs des investisseurs étrangers. L'avantage est double: d'une part le niveau de vie de la majorité des citoyens s'est amélioré et les infrastructures ont subi une modernisation nécessaire; et Vucic est désormais un client très apprécié de l'Europe, vendant son lithium aux Allemands et achetant des Rafale aux Français.
Pour le reste, c'est un copier-coller des années 90, en plus efficace. Les entreprises publiques, le parlement et les municipalités sont toutes dans les main du parti du Président, le Parti progressiste de Serbie. Là où Vucic fait mieux, ou pire, que son maître, c'est dans l'information. Tandis que Milosevic était contraint de tolérer des chaînes de télé et de radio privées, très critiques de son gouvernement, Vucic a simplement ordonné à ses proches de racheter les médias privés tout en faisant main basse sur les médias publics. La «narration» est ainsi parfaitement verrouillée, même si les médias sociaux restent libres. Mais ceux-ci n'atteignent pas le cœur de l'électorat de Vucic, qui sont essentiellement les retraités et les habitants des campagnes.
Pour les jeunes surtout, la situation est intenable et des dizaines de milliers d'entre eux, plutôt que rentrer dans le parti ou de se taire, choisissent l'émigration. Ainsi depuis une décennie, la pression qui s'exerce sur cette population jeune et urbaine devient petit à petit insupportable. C'est pourquoi la catastrophe du 1er novembre a généré une telle colère et fédéré tant d'individus: en un instant, la Serbie entière observait les conséquences dramatiques de l'impéritie gouvernementale. Et depuis ce jour, les étudiants ont mis en place, avec une rapidité et une efficacité déconcertantes, un mouvement contestataire d'une ampleur historique.
En Serbie, mais aussi en Europe d'une manière générale, les manifestations populaires depuis un certain nombre d'années fonctionnent sur des revendications centrées sur un individu, dont on exige la démission. Les défilés s'enchaînent sur les boulevards de la capitale, les partis d'opposition font leur beurre, la presse relève les violences policières et les petites phrases, le gouvernement négocie et les simples citoyens, petit à petit, perdent tout intérêt. Et pendant que s'ébroue ce théâtre d'ombre où s'affrontent des individus aux programmes rigoureusement identiques dans leur vacuité, tout projet politique de long terme disparaît derrière des considérations économiques ou sécuritaires de second ordre.
Les étudiants serbes offrent depuis novembre dernier des stratégies et des tactiques d'une grande nouveauté. Du point de vue stratégique, ils évitent le piège de la personnalisation. Les protestations française, anglaise ou même suisse tombent souvent dans ce travers et font de la démission de tel ou tel un pré-requis, ce qui permet à tel ou tel de se poser en victime. Les revendications actuelles sont précises et ne portent que sur des points apparemment incontestables: l'application stricte de la constitution, la poursuite en justice des coupables de la catastrophe de Novi Sad. Ainsi le gouvernement ne peut s'y refuser sans paraître immédiatement suspect. Aux revendications maximalistes et souvent irrecevables des mouvements étudiants européens, les étudiants serbes ont ainsi substitué des exigences d'une apparente banalité dont la force effective est telle qu'elle fige le pouvoir tout en fédérant les citoyens.
Du point de vue tactique, les étudiants ont très vite mis en place des batteries de procédures. Les décisions sont prises lors de plénums strictement contrôlés, auxquels n'ont accès que les étudiants et les professeurs. Les votes sont comptabilisés par une application qu'ils ont eux-mêmes mise au point, évitant toute infiltration du gouvernement. Les repas, plus de 6000 par jour à Belgrade seulement, sont organisés par des groupes whatsapp, spontanément mis au point par les habitants des villes où les universités sont en grève. Pour pallier le problème de l'information, les étudiants ont organisé des manifestations successives dans les trois grandes villes du pays, Novi Sad, Kragujevac et Nis. Pour encore mieux irriguer les campagnes, ils ont cheminé à pied, durant des jours et dans le froid de l'hiver, pour relier les villes les unes aux autres. A travers tous les villages les attendaient des tables couvertes de victuailles et des lits pour la nuit. Le 14 mars, des milliers d'entre eux, convergeant du pays tout entier, les pieds meurtris, ayant pour certains parcouru les campagnes pendant des jours entiers, étaient attendus au centre de Belgrade sur un immense tapis rouge, entourés d'une gigantesque foule enthousiaste. Le lendemain soir 15 mars avait enfin lieu la plus grande manifestation de l'histoire de la Serbie. Encadrée par des milliers de vétérans et de motards volontaires, les centaines de milliers de gens se sont lentement rassemblés sur les places et artères du centre de la capitale. Et comme lors de chacune des dizaines de manifestations qui se sont tenues depuis novembre, un silence de quinze minutes a été respecté dès 19h. Se tenir au milieu d'une foule d'environ 350'000 personnes dans un silence complet est une expérience probablement unique à ce jour. Et même l'usage - nié par Vucic - du canon à bruit, qui a blessé des dizaines de manifestants à 19h11, ne sera pas parvenu à créer la panique et les piétinements qui, on peut l'imaginer, étaient le but recherché de cette attaque.
Les étudiants et les citoyens serbes savent que ces manifestations ne chasseront pas le président, à tout le moins pas tout de suite. Ce qu'ils cherchent à obtenir n'est pas un changement de personne, mais un changement de système. C'est la liquidation définitive des années 90, l'établissement de l'état de droit et une vie normale. Le combat qui se mène actuellement dans les rues de Belgrade est paisible et sans heurts, mais il est surtout de longue haleine, et d'une énergie aussi incompressible et érosive que l'eau. Et ce combat, sans aucun doute, est déjà gagné. Plus jamais Vucic ne pourra remporter une élection. Selon un sondage mené par l'organisation belgradoise indépendante CRTA (Centre pour la recherche, la transparence et la responsabilité), 80% de la population soutient les étudiants, 60% des personnes interrogées ont pris part aux manifestations et plus de la moitié des Serbes se disent désormais optimistes pour l'avenir.
Après des décennies de suffocation lente, les étudiants ont ouvert une porte de sortie pour la Serbie. A l'heure où les extrémistes ont partout le vent en poupe en Europe, où les partis d'opposition, surtout de gauche, s'égarent dans les questions de genre ou de choix des chefs, les étudiants serbes prouvent que le défaitisme et le cynisme peuvent être vaincus. Avec la détermination suffisante, beaucoup de discipline et un usage intelligent des technologies existantes, il est possible de révolutionner le concept même de révolution.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
2 Commentaires
@Latombe 21.03.2025 | 09h47
«Un message d'espoir pour tous les progressistes de Suisse et aussi les partisans de l'état de droit.
Merci de cette info précieuse et stimulante sur une démocratie vivante.»
@mjo 22.03.2025 | 21h25
«Avant de m'enthousiasmer sur votre récit héroïque et plein d'espoir, je serais preneuse d'informations complémentaires. Des chiffres sur l'émigration des jeunes par " dizaines de milliers" ? Quelques indices sur vos sources d'information, leur circulation dans les médias rachetés et plus ou moins contrôlés ? ou des canaux, des images et des vidéos qui seraient accessibles? Comme une envie d'en s a voir plus avant de croire! mjo»