Réflexion / Deuil: mode d'emploi
Perdre son père, voir son mariage se terminer par un divorce, affronter la mort d’un ami, la fin d’une relation amoureuse… Chaque deuil est comme un coup de canif au cœur.
Il y a quelques mois, mon père est mort. Il avait 93 ans et s'est éteint après un bref séjour à l'hôpital «entouré de l'amour des siens». Certains m'avaient prévenu: au début tu mèneras une vie normale, et puis le deuil te frappera sans crier gare au bout de quelques semaines ou mois. Or voilà, rien. J'en viens à chercher des excuses pour justifier la sécheresse de mes paupières et mon équanimité. Je pense souvent à lui et je visite sa tombe dès que je le peux. J'en retire les mauvaises herbes et tente de lui conserver une apparence digne, celle d'un homme qui, jusque tard dans sa vie, skiait en cravate. Des souvenirs me reviennent fréquemment, de bons souvenirs, des voyages, des repas, des expressions. Aucune rancœur ou ressentiment ne me hantent à son égard.
J'ai aimé mon père de tout mon cœur et sans restriction. Il faut ajouter à cela une précision: c'était un homme d'avant-guerre. Son affection paternelle lui avait été livrée avec un silencieux. Ce département était entièrement réservé à ma mère. Il ne me parlait jamais de «Maman» mais de «ta mère». C'était donc un amour véritable mais non verbalisé, à peine audible sinon dans quelques gestes. Un peu comme un paquet livré non pas par une personne, mais par un drone: le paquet est bien là, mais on ne sait pas trop comment ni pourquoi. La mort ne m'a par conséquent pas arraché une partie de moi-même. A sa façon il fut toujours présent et absent à la fois. Et je lui dois au moins deux dettes de gratitude: de m'avoir amené sain et sauf à l'âge adulte, et de m'avoir épargné la douleur du deuil. Ces années de larmes et d'anxiolytiques, je les mettrai sur le dos de ma mère lorsqu'elle se décidera à rejoindre son chéri.
Ce deuil-là me frappera de plein fouet, et rien ne peut m'y préparer. Je le vois s'avancer vers moi comme dans un accident de voiture. Dans ces instants le temps se découpe en millionièmes de secondes, tout se passe au ralenti, on voit la voiture qui s'apprête à vous défoncer par la droite sans rien y pouvoir faire, le corps tendu dans l'attente d'un choc inévitable. Le choc lui-même est presque immédiatement rayé de la mémoire. Seule la douleur immense et la confusion demeurent. Alors je l'attends, comme dans un western, la main sur le revolver, les yeux fixés sur la porte du saloon, au son d'une lancinante harmonica.
La sagesse veut qu'un homme ne devient adulte qu'à la mort de sa mère. Je crois que c'est faux. Chaque deuil est distinct et chacun reflète la nature de notre relation avec le décédé. Ou la chose décédée. Car on ne porte pas le deuil que pour des personnes, on peut aussi le porter pour des lieux, des objets, des instants, même pour des choses qui n'ont jamais existé. Je connais des jeunes gens qui portent le deuil de la Yougoslavie, qu'ils n'ont jamais connue.
Avant mon divorce, dont je pressentais l'inévitabilité, j'ai pleuré abondamment et sans du tout pouvoir me contrôler pendant des mois. Ces torrents de larmes me paraissaient incompréhensibles. Plus rien ne fonctionnait entre nous depuis quelques années déjà, que pouvais-je donc pleurer si amèrement. Il m'a fallu du temps pour réaliser que je faisais le deuil de mon mariage. Mon mariage était mon seul et unique projet de vie. J'avais tout investi dans cette union, je n'avais pas de plan b, pas de solution de rechange. Lorsqu'il m'a fallu admettre en moi-même que ce mariage était mort, c'était comme si je devais mettre en terre le restant de ma vie. Quand j'ai enfin compris que mes larmes étaient des larmes de deuil, c'est-à-dire que je subissais une souffrance insensée pour me séparer d'une part de moi-même, mes larmes se sont presque instantanément taries. J'ai pu recommencer à vivre normalement. Mon deuil était accompli.
Il est aussi des deuils dont on ne se remet jamais complètement. En 2018, j'ai perdu un ami très cher, Rodolph. En quelques mois et dans des circonstances médicales abominables, je l'ai vu lentement se décomposer sous mes yeux interdits. Sa mort, qui aurait dû me libérer, m'a anéanti. Elle m'a privé d'un ami, d'un confident, d'un frère. Mais cette mort et ce deuil se sont également manifestés en moi par un effet terrifiant de miroir. Ce jeune père, cet hédoniste, cet homme qui entrait avec grâce dans la force de l'âge, c'était moi-même. Cela n'était pas une part de moi qui venait de mourir, c'était moi tout entier, à tout le moins un reflet si fidèle que c'était comme si je mourrais moi aussi. Ce deuil-là est le plus implacable. Sept années plus tard j'y pense presque tous les jours. Ce n'est pas de la tristesse que je ressens, c'est un scandale, une injustice cosmique irréparable.
Sortant d'une longue et belle relation amoureuse, je porte depuis quelques semaines un deuil d'une nature tout autre. Celui-ci se manifeste, non pas par les larmes − même si je n'ai pas pu y couper − mais par le désir. Le désir, comme la tristesse, agit sur mon corps qui refuse d'admettre l'inadmissible. Il me contraint à digérer lentement et péniblement l'absence de celle qui, pendant un temps, occupait ma vie entière. Ce tourment n'est pas beaucoup moins pénible que les larmes, même s'il est plus facile à porter en public. Mais sa manifestation ne me trompe pas, je l'accepte et lui fais une petite place, en espérant qu'il se fasse plus discret chaque matin.
Heureux celui qui n'a pas connu le deuil avant ses quarante ans. Rien ne vaut l'insouciance, rien n'en remplace la douceur. Tout ce que mes deuils m'ont appris, c'est à n'en pas subir les conséquences trop profondément. Chacun, à sa façon, m'a porté comme un coup de canif au cœur. Chacun m'a fait mourir un peu. Chacun m'a donné envie de vivre mieux.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Zag-Zig 01.08.2025 | 08h35
«Merci pour ce très beau texte.»