Média indocile – nouvelle formule

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Les estimations officielles n'existent pas. Mais le rassemblement spontané qui a eu lieu ce vendredi soir 19 mai sur la place du Parlement de Belgrade était, de l'aveu général, le plus important de l'histoire récente de la Serbie, qui pourtant n'est pas avare de manifestations monstres. Nous étions, selon un expert de ce genre de mesures, plus de soixante mille, unis sous le slogan «La Serbie contre la violence».



Le blocage de la 4G et les mensonges grossiers des médias sur le nombre des manifestants – «environ dix mille» – et leur nature – «des drogués et des traîtres stipendiés» – indiquait, sans doute possible, que le gouvernement prenait la chose au sérieux et n'avait, en attendant, d'autre recours que le déni pur et simple.

Manifestation du 27 mai à Belgrade. © D.L.

Le 3 mai à 8h15, un enfant de treize ans, avec des armes dérobées à son père, avait abattu neuf de ses camarades ainsi que le gardien de son école, au coin de ma rue, au centre même de Belgrade. Le lendemain, au sud de la ville, un homme de 21 ans abattait huit personnes dans un semblable accès de folie. Dans un pays en état de choc et d'incrédulité, des voix se sont immédiatement élevées pour exiger que les responsabilités soient établies, qu'une telle atrocité ne puisse jamais se reproduire, enfin, que quelque chose soit fait. Un ministre a démissionné, les citoyens ont spontanément rendu des dizaines de milliers de pistolets et de fusils, mais cela n'a pas du tout calmé la foule.

Ce quelque chose, les Serbes continuent donc de l'attendre et de le réclamer à hauts cris, sans savoir exactement de quoi il s'agit. Ainsi les calicots et les mots d'ordre de ces manifestations sont aussi vagues et nombreux que les estimations du nombre de manifestants. On exige tout à la fois: l'interdiction des émissions de télé-réalité, la remise en cause des licences de certaines chaînes de télé, la démission du gouvernement in extenso, la démission des membres de la commission de contrôle des médias, le respect de l'opposition, plus de sécurité dans les écoles, un durcissement des renvois des élèves violents, la liste est encore longue. Ce que ces exigences recouvrent pourtant n'est pas du tout vague: les manifestants n'attendent rien moins qu'un changement de direction de la société serbe tout entière.

© D.L.

Une semaine plus tard, le vendredi 26 mai, le gouvernement organisait une contre-manifestation intitulée «Serbie de l'espoir». Annoncée comme «la plus importante de l'histoire de la Serbie», son échec n'en a été que plus retentissant. En effet, fidèle à des méthodes d'un autre âge, le gouvernement a affrété des milliers de bus pour ramener à Belgrade des dizaines de milliers d'habitants des provinces. Chaque participant recevait un billet 2'000 dinars (environ 20 chf), les scènes étant d'ailleurs filmées sans aucune honte. Ainsi qu'un sandwich, ce qui a valu à ces faux manifestants le titre de «sandwicheurs». Conçu comme une démonstration de force de la «vraie» Serbie des campagnes contre la Serbie urbaine, l'événement s'est très vite révélé être la farce tragique qu'on pouvait prévoir.

Arrivés en ville, la plupart des manifestants se sont vite égaillés pour profiter d'un voyage gratuit dans la capitale. Des retraités interviewés ont évoqué, à visage découvert, le fait qu'avec leurs retraites misérables (environ 150 chf), un apport de 20 chf ne se refusait pas, même s'ils étaient tout à fait opposés à la politique du gouvernement. Pour ne rien arranger, un de ces orages bibliques dont la péninsule balkanique a le secret s'est abattu sur la place du Parlement, où se succédaient des orateurs détrempés face à une foule disparate. Qu'importe, la presse aux ordres s'est empressée de répéter le mensonge pathétique d'une foule de 200'000 personnes, quand les estimations ne parlaient, elles, que d'environ 50'000 personnes, payées pour être là et pour se faire arroser par un ciel courroucé. Estocade, le lendemain soir, au même endroit, la «Serbie sans violence» défilait à nouveau, sous une pluie battante et sans montrer le moindre désir de retenue. La mathématique de la division était sans appel: 50'000 à grand peine, payés pour être là, contre 60'000 spontanément présents, plusieurs vendredis de suite, et ça n'est pas fini.

Cette pantalonnade de contre-manifestation gouvernementale avait, au départ, un objectif que les circonstances ont forcé à remiser au second plan. Annoncé depuis des mois, ce 26 mai était censé permettre au président Vucic d'annoncer son retrait du parti SNS (Srpska Napredna Stranka, Parti serbe du progrès). A la tête de ce parti depuis 2012 et président du pays, dans un exercice de double mandat tout à fait régulier sous ces latitudes, Vucic avait tenté dès la création du SNS de faire oublier que ce parti et tous ces membres fondateurs étaient les dignes successeurs du Parti radical, le plus nationaliste et violent des années guerrières de la fin du XXème siècle. En moins de quinze ans, le manœuvrier hors pair qu'est Vucic est ainsi parvenu à faire de ce parti l'acteur presque unique de la politique serbe en tenant une politique simple: faisons semblant de vouloir l'intégration européenne, comme l'Europe fait semblant de vouloir nous intégrer, et les vaches seront bien gardées. Il tient la majorité au Parlement, dans toutes (toute!) les municipalités du pays, mais aussi tient la totalité des entreprises d'Etat, sans parler d'une opposition qu'il a vitrifiée. La situation est donc entièrement sous contrôle, ce qui ne doit pas se comprendre comme un progrès. Ce dont l'Europe, l'Allemagne surtout, lui sait gré en le soutenant contre vents et marées, les Occidentaux n'aimant rien moins que le désordre balkanique. Au point que cet omniprésident est désormais poings et pieds liés à son parti et à tous ses systèmes, petits et grands, de corruption et de renvois d'ascenseur qui vaut à la Serbie une notation déplorable dans les classements de l'ONG Transparency International.

La situation était donc devenue compliquée pour Vucic, qui désirait s'affranchir pour profiter des circonstances et entrer dans l'histoire, comme il le désire tant, et pour damner le pion à tous ses opposants, internes et externes. Il prévoyait ainsi d'annoncer en grandes pompes son retrait du SNS et la création d'une nouvelle entité, au nom provisoire de Mouvement populaire pour l'Etat. Ce qui lui allait lui offrir toute latitude pour se retrouver définitivement en-dehors, et au-dessus du champ politique. Le combustible du premier moteur, le SNS, étant donc épuisé, Vucic se préparait à prendre enfin son élan pour l'éternité, la gloire nationale immortelle, bref, on pataugeait en plein hubris. Car tout se présentait relativement bien depuis quelques mois.

En effet, le début de la guerre en Ukraine, la Russie s'était retrouvée isolée du point de vue diplomatique dans toute l'Europe. Enfin, presque toute. La Serbie est en effet le dernier bastion des intérêts russes en Europe continentale, où elle a investi dans les infrastructures – rachat du monopole des usines d'hydrocarbures d'Etat – et dans les chemins de fer. Avant tout, en soutenant la Serbie dans son refus de reconnaître le Kosovo, la Russie est, avec la Chine, l'un des deux membres du Conseil de sécurité de l'ONU qui permettent à Belgrade de ne pas être tout à fait interdite de voix au chapitre. La guerre en Ukraine a tout changé. En quelques mois, les puissances occidentales se sont mises à exercer une pression énorme sur le gouvernement serbe pour qu'il applique les sanctions contre la Russie. Ce que Vucic savait être impossible, à moins de déclencher une révolution sanglante et immédiate dans un pays encore majoritairement pro-russe depuis les bombardements de l'OTAN de 1999. Mais cette pression occidentale représentait également un intérêt considérable pour Belgrade. Car il est rapidement devenu clair que la décision de Vucic de sanctionner ou pas la Russie était de première importance pour Bruxelles autant que pour Washington. Comme la Serbie est le dernier morceau de russophilie sur le continent européen, Belgrade juge, à juste titre, qu'elle peut tirer des dividendes de cette situation et exiger le maximum pour plaire à ses soupirants. Et naturellement, le Kosovo est au premier plan de toutes ces questions.

Un petit-fils et son grand-père célébrant le 9 mai devant le centre culturel russe de Belgrade. © D.L.

Le Kosovo est devenu indépendant en 2008 contre l'avis du Conseil de l'Europe, de l'Espagne, de la Grèce, de la Slovaquie, mais aussi de la Chine, de l'Inde, du Mexique, du Brésil, de l'Indonésie – en d'autres termes, de tous les pays de ce nouveau et menaçant Global South qui cause tant de soucis en Occident et qui, lui aussi, refuse de sanctionner la Russie. Pour la Serbie, le Kosovo est un hochet politique inestimable, autant qu'un caillou dans la chaussure. Dès que la situation interne se tend, le gouvernement n'a qu'à crier «Kosovo!» et tout le monde regarde Pristina en fronçant les sourcils. Mais c'est également un caillou dans la chaussure sur le chemin ardu qui mène à l'intégration européenne et au retour plein et entier de la Serbie dans ce qu'on appelle, à tort ou à raison, le «concert des nations».

D'autre part, la population, représentée cette semaine par Djokovic à Roland-Garros, est viscéralement attachée à ces arpents de terre ingrate et musulmane depuis des siècles, la faute à des mythes fondateurs outrageusement manipulés par presque tous les gouvernements successifs depuis la fin du communisme. Ainsi la reconnaissance à froid du Kosovo par Belgrade signerait-elle l'arrêt de mort de tout président serbe. Signe que les négociations sont sérieusement engagées, Vucic a nommé un de ses plus proches collaborateurs à la tête des services secrets, s'assurant ainsi une fidélité sans faille de ces gros bras déjà responsables de l'assassinat du Premier ministre Djindjic en 2003. La route semblait donc prête à des négociations sérieuses, au terme desquelles la Serbie reconnaîtrait le Kosovo et obtiendrait un agenda définitif d'intégration à l'UE ainsi qu'une pluie d'or et d'argent, permettant à Vucic de présenter la chose comme une victoire de plus de l'héroïque peuple serbe. Ainsi la Russie perdrait-elle son dernier orteil en Europe, tout en gagnant une possibilité de négocier avantageusement avec Washington ses gains territoriaux en Ukraine au nom des mêmes principes. Tout le monde allait gagner, pensait-on. C'est exactement à ce moment, sous un ciel printanier, qu'un double déluge de sang est venu perturber ces plans si bien huilés.

Depuis le 4 mai et ces deux massacres successifs en effet, tout a changé en Serbie. L'ampleur, la spontanéité et l'énergie positive des ces manifestations prennent tout le monde par surprise, gouvernement, opposition et observateurs internationaux. Il peut sembler excessif de soutenir qu'un enfant de treize ans ait décidé d'abattre ses camarades parce que le gouvernement serbe n'est pas démocratique, et ce n'est d'ailleurs probablement pas le cas. Mais cet attentat, dans un pays qui n'en a pas du tout l'habitude, est un de ces signes du Destin qui, a posteriori, prennent tout leur sens. Car tandis que le gouvernement se félicite, à juste titre, d'une économie en plein essor et d'un redressement marqué des infrastructures, l'atmosphère générale du pays est plus que volatile. Il y a ici des contradictions propres à la société serbe qu'il est impossible de détailler, mais on peut résumer en disant que le rapport qu'entretiennent les Serbes avec la démocratie est récent et conflictuel.

Chaque Serbe se sent impliqué dans les décisions gouvernementales, mais la notion de compromis est trop souvent assimilée à une compromission. Cet absolutisme, ce tout ou rien, les Serbes en ont fait les frais depuis des siècles mais ne semblent pas prêts de s'en défaire. Durant les années 2000, quelques gouvernements ont fait l'essai de la démocratie parlementaire classique, avec un insuccès total. Le moindre Secrétaire d'Etat s'érigeait immédiatement en Premier ministre, le désordre était complet, l'économie stagnait pendant que tout le monde s'étripait. Riche de ces observations, Vucic a pris le pouvoir en 2014 avec un objectif simple: redresser l'économie en verrouillant complètement la démocratie. Il s'y est attelé avec des résultats probants. En six ans, le salaire moyen a été quasiment doublé, des autoroutes et des lignes de chemins de fer ont été construites ou rénovées, des hôpitaux neufs et des centrales d'épurations des eaux enfin bâtis, des musées rouverts, des aéroports agrandis, des quartiers entiers sortis de terre – et dans le même temps, la presse a été totalement muselée, l'opposition anéantie et assujettie, le Parlement mis au pas, toutes les entreprises d'Etat directement soumises au Président, qui s'offre des discours télévisés comme on s'achète des slips: régulièrement et par paquets de quatre. 

Ainsi une certaine atmosphère s'est installée dans le pays, qu'on pourrait résumer à ce seul mot: kitsch. L'ère Vucic, ce sont des forêts de nouveaux immeubles faux-rococo, avec des balustrades à la Versailles et des entrées garnies de lampadaires en faux bronze et de sols en faux marbre, des femmes refaites de partout, des SUV noirs à un demi-million de dollars garés sur le trottoir, des émissions de télé-réalité d'une violence et d'une vulgarité encore inouïes il y a dix ans, et des médias répétant sans honte aucune des mensonges patents et lénifiants à la gloire du Président. Mais c'est aussi une croissance économique en trompe-l'œil car, tandis qu'on bâtit des entreprises de sous-traitance pour l'industrie automobile allemande un peu partout, on assiste en même temps à trois catastrophes conjuguées: la fuite massive des cerveaux – environ 50'000 par an pour une population de moins de 7 millions; la perte de savoir-faire qualifié, remplacé par des jobs sans aucune valeur ajoutée; et le décollage des trois plus grandes villes du pays au détriment de tout le reste, qui sombre rapidement dans la misère et l'oubli. 

C'est tout cela qui, accumulé, pourri, macéré, s'est déversé spontanément dans les rues de la capitale après les attentats. Non pas à cause des attentats, mais à cause de tout ce dont les Serbes ne parviennent pas à faire le deuil: une vie normale, des valeurs décentes, un gouvernement qui ne leur ment pas et ne les violente pas systématiquement, une société solidaire. Installé bien solidement dans son fauteuil présidentiel il y a quelques semaines encore, Vucic est, pour la première fois en presque dix ans, à la faveur d'un fait divers, en danger réel de perte de pouvoir. Les heurts des derniers jours au Kosovo trahissent son extrême nervosité et son besoin de détourner l'attention, un vieux tour de passe-passe qui ne passe plus. Rencontré parmi la foule immense qui descendait l'avenue Kneza Milosha, Sasa Jankovic, le dernier candidat à la présidence qui ait récolté plus de 10% contre Vucic, m'a confié une petite formule aussi pessimiste qu'optimiste: «Ils ne savent pas vraiment ce qu'ils veulent mais enfin, ils savent ce qu'ils ne veulent plus, c'est un début».

© D.L.

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