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Actuel / Le Père Noël s’y connaît-il vraiment en jeux?

Ondine Yaffi

24 décembre 2017

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Si j’étais un sapin de Noël, je mettrais un coup de branche au cul des personnes qui déposent encore à mes pieds une énième nouvelle version du Monopoly, du Uno ou du Trivial Pursuit. A celles qui, usées d’avoir couru les magasins bondés à la recherche de choses vraiment importantes — comme les guirlandes, le chapon et les truffes — se jettent sur le premier jeu de société venu, connu, parce qu’il en faut un et parce que c’est rien qu’un jeu, une simple distraction.



Le jeu n’est pas à prendre à la légère. Si on ne lui avait pas donné, ce siècle dernier, le rôle de bouche-trou – en jouant pour faire plaisir aux enfants quand on a épuisé toutes les autres activités – nos dirigeants feraient peut-être preuve d'un peu plus de sagesse et la moyenne du QI ne serait certainement pas en chute libre.

Mais tout n’est pas fichu, car ces dernières années le domaine du jeu connaît une belle ascension.

Le jeu au travers de nos mœurs

Si le jeu est aujourd’hui perçu comme un divertissement ou relégué par beaucoup à un besoin infantile, c’est une des conséquences de notre système. Car le jeu est fondamentalement opposé à la logique de rentabilité, au même titre que l’art. Exceptés les jeux d’argent me direz-vous! Mais dans ce cas également rien n'est produit, l'un s’enrichit simplement au dépens de l'autre. Il n’y a de jeu à proprement parler qu’à somme nulle, comme l'écrivait Roger Caillois, un écrivain et sociologue qui écrivit entre autres: Les Jeux et les hommes, Le masque et le vertige (1958).

Donc oui, le jeu fut condamné par les moralistes et autres culs bénits, car il détournait du labeur productif et de la ferveur religieuse. Et, bien qu’aujourd’hui l’église nous ait quelque peu lâché du lest, le productivisme est devenu un dogme qui n’a rien à envier aux fanatiques religieux. L'adulte passionné pour qui trois jours passés sans jouer sont trois jours bien ternes, est traité par beaucoup comme un être puéril, fainéant, voire atteint d’une pathologie.

Notre approche contemporaine du jeu sous le simple angle du divertissement nous a éloignée de plus en plus de son rôle éducatif et philosophique.

Pourtant, si le jeu ne produit rien en apparence, les facultés cognitives et sociales qu’il développe sont inimaginables. Il permet également de laisser libre cours à l’esprit de compétition, sans conséquences directes, tout en apprenant le respect d’un cadre moral dicté par l’esprit du jeu: le fair-play.

«La culture sera toujours, en un sens, jouée, du fait d’un accord mutuel suivant des règles données. La véritable civilisation exige toujours et à tout point de vue le fair-play et le fair-play n’est pas autre chose que, l’équivalent en termes ludiques, de la bonne foi.» Extrait de Homos ludens par J. Huizinga.

Si les sociétés sont et ont toujours été basées sur les mêmes mécaniques que le jeu – la politique, l’économie, la justice, la séduction… – elles obéissent aujourd'hui principalement à la pulsion d’un besoin de supériorité et pas au fair-play d’une société ludique telle que la décrit Huizinga, dans laquelle les avantages matériels ont moins d’importance que l’honneur.

Quant au système éducatif, il chassa le jeu des écoles, car il enfermait les bambins dans l’enfance et ne les préparait pas à être sérieux. Je lis qu’au cours du XXe siècle, on lui refait une place de choix. La Suisse aurait-elle sauté un siècle? J’entends déjà les enseignants-tes me sauter au cou: «Si si, on fait pleins de jeux, à l’école enfantine, et puis la balle brûlée à la gym et la chasse au trésor à la fin de l’année». Dans mon école idéale, on n’arrêterait jamais de jouer. On apprendrait les langues en faisant du théâtre, la politique avec des jeux de conquête, les mathématiques, la stratégie, la gestion des ressources, la grammaire… tout peut s’apprendre à travers le jeu.

A l’école, l’enfant vit ses échecs comme une humiliation irréversible marquée au stylo rouge. Quand on joue, perdre une partie n’est pas humiliant car l’important est d’avoir été fair-play; prendre sa revanche est toujours possible et toute nouvelle partie est un commencement absolu.

Le jeu, pratique au cœur de nos civilisations, depuis l’aube de notre histoire

Nefertiti jouant au senet (Tombeau de Nefertiti). © DR


«On peut en savoir plus sur quelqu’un en une heure de jeu qu’en une année de conversation.» Platon

Les plus anciennes traces matérielles de jeux ont été trouvées en Jordanie (8000 av. J.-C.), mais elles sont contestées par certains car, en l’absence de pions, elles relèvent de l’interprétation.

Pourtant, on s’accorde à penser que le jeu est l’une des plus anciennes activités de l’humanité.

On retrouve des traces de jeux chez les Etrusques, dans les tombeaux des Pharaons (3000 av. J.-C.) avec le Senet qui ressemblait un peu aux échecs et le Mehen qui pourrait s'apparenter aux jeu de l'oie. Il y a aussi le Jeu Royal d’Ur retrouvé sur un site d'ancienne Mésopotamie (2600 av. J.-C.). La pratique de ces jeux était souvent liée aux croyances, le hasard étant interprété comme la volonté des dieux.

Dans les plus anciens il y a le Go, qui ne comprend aucun facteur de hasard, dont on retrouve une trace écrite dans les «Annales de printemps et d’automne», chroniques écrites par le scribe de l’état de Lu (Chine 722 av. J.-C.). C’est le seul jeu à avoir traversé trois millénaires et dont la pratique est encore très répandue à travers le monde. Les cartes ont également vu le jour en Chine (618-907).

L’évolution du jeu dans son contexte social

La volonté première d’Elizabeth Magie en inventant The landlord’s game (1904), qui inspira Charles B. Darrow (chômeur de la crise de 1929 ) pour le Monopoly, était de caricaturer le libéralisme sauvage pratiqué aux États-Unis au début du XXe siècle, dans un but éducatif. © DR

Des jeux tel que le Go ou les Échecs de par leur mécanique abstraite sont intemporels, contrairement aux jeux scénarisés dans un certain contexte social. Prenons le jeu le plus vendu au monde: le Monopoly. Bien qu’on en sorte sans cesse de nouvelles versions comme les boulangeries françaises de nouvelles variétés de baguettes, depuis plus d’un siècle la mécanique du jeu reste inchangée bien que la version d'origine comprenait deux variantes: une anti capitaliste et une monopoliste. La volonté première d’Elizabeth Magie en inventant The landlord’s game (1904), qui inspira Charles B. Darrow (chômeur de la crise de 1929 ) pour le Monopoly, était de caricaturer le libéralisme sauvage pratiqué aux États-Unis au début du XXe siècle, dans un but éducatif. Elle cèda pour une bouchée de pain les droits du jeu à Darrow pour qu'il se répande. Malheureusement pour elle, la perception de cette critique a totalement disparu dans l’approche contemporaine de ce jeu. En 2016, les jeux les plus vendus en France sont le Monopoly classique, la Bonne paye, le Scrabble et le Puissance 4. Ne serait-il pas temps de développer un autre imaginaire, grâce à l’un des 1400 nouveaux jeux qui sortent chaque année dans le monde?

Depuis une vingtaine d’années, le monde du jeu de société s’est étoffé d’une infinité de déclinaisons de mécaniques et styles. On le doit principalement aux Allemands qui sont les plus joueurs en Europe. Le jeu retrouve un nouveau souffle avec, par exemple, les Colons de Catane qui associe jeu de gestion-construction et jeu de conquête. Les Français, également grands amateurs de jeux, ont suivi le pas. Les amateurs qui, par dépit, ont commencé par traduire les jeux allemands, sont devenus créateurs et éditeurs à leur tour. On compte aussi quelques maisons d’édition de jeu en Suisse.

Ne pas aimer jouer, c’est ne pas avoir trouvé le bon jeu

L’inventivité et la modernité dont les créateurs font preuve ces dernières années rendent les possibles infinis et, de ce fait, le public cible tout aussi vaste.

Un jeu peut tout à fait prendre la mécanique combinatoire-abstraite (échecs, go, dame) tout en revêtant des atours plus sexy dans son apparence et ses règles comme le Taluva. Il y a des jeux de bluff très poétiques comme le Dixit. Ce dernier est typiquement un jeu pour ceux qui n’aiment pas les jeux.

Il y a les collaboratifs, les jeux de gestion-construction, ceux de conquête de territoire, les asymétriques où les joueurs affrontent un seul d’entre eux, ceux de hasard raisonné, les jeux de plis, ceux d’adresse ou d’ambiance...

Je me ferai un plaisir de vous en présenter quelques uns, plus ou moins récents, dans les articles qui suivront. Mais il faudrait bien trop de pages pour présenter tous les jeux auxquels j’ai eu énormément de plaisir à jouer et qui m’ont fait découvrir des zones insoupçonnées de mon cerveau. Il existe encore quelques véritables magasins de jeux tenus par des passionnés, comme le Delirium Ludens à Bienne ou le Paradis du jeu à Lausanne. Ils vous donneront accès à un univers infiniment plus vaste que je ne le puis.


Notre série des Fêtes: «Jeux te tiens»

2e épisode: Jeux de hasard raisonné et combinatoires-abstraits

3e épisode: Jeux de conquêtes

4e épisode: Jeux de plis

5e épisode: Jeux de gestion-développement

6e épisode: Jeux d’ambiance (party game)

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Maaike 24.12.2017 | 10h32

«Et l'Astuce, à Genève, où l'on m'a fait découvrir des super jeux pour que surtout on n'arrête pas de jouer maintenant que mes filles sont adolescentes! Merci pour cet article, ça m'aide dans mon prosélytisme ;-)»


@Gio 28.12.2017 | 14h15

«Un article riche d informations , enfin le retour d un peu de bon sens.
C est avec intérêt que je lirai les épisodes suivants.»