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Culture / Quand Georges Haldas et les Beats se déclinent en abécédaires


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Une coïncidence éditoriale rapproche, comme la carpe et le lapin, l’un de nos plus vénérables écrivains et, aux bons soins de Jean-François Duval, un mouvement littéraire américain déjanté à l’enseigne de la Beat Generation. Mais la littérature est sans frontières et le jeu du rapprochement, non sans malice, est moins gratuit qu’il n’y paraît.



En conclusion de la présentation, à la fois très érudite et très vivante, parce que très personnelle, qu’il a consacrée à la Beat Generation dans la collection le plus souvent didactique intitulée «Que sais-je?» et sous la forme d’un abécédaire dynamique, Jean-François Duval, fasciné en son adolescence par la découverte de Sur la route de Jack Kerouac, rend un bel hommage final à celui-ci, souvent tenu pour un auteur mineur par les «purs» lettrés, en introduisant la notion originale de «résonance» pour qualifier son œuvre, comme on parlerait du «rayonnement» de l’œuvre de Proust ou de l’«aura» de celle de Joyce, toutes proportions gardées. 

Or cette qualification «musicale» d’une œuvre littéraire considérée dans son ensemble, pourrait convenir tout aussi bien à celle de Georges Haldas, me suis-je dit, lisant l’éloge de Kerouac par Duval, après avoir achevé la lecture de cet autre abécédaire, posthume et conçu par le pasteur en retraite Serge Molla, que constitue le recueil de Fulgurances paru aux éditions Labor et Fides, dans leur Petite Bibliothèque de spiritualité, même si les deux auteurs diffèrent absolument par leur vécu, leur génération, leur façon de nouer leur cravate de laine (Haldas) ou leur foulard bohème (Kerouac), leur écriture et leurs références existentielles ou poétiques, philosophiques ou religieuses, encore que l’un et l’autre aient trainé dans les mêmes caves métaphysiques de Dostoïevski, notamment. 

A maints égards, et malgré sa méfiance envers tous les pouvoirs et le peu de cas qu’il faisait des convenances sociales, on n’imagine pas un Haldas vibrer à la lecture des poètes de la Beat Generation, dont un poème aussi emblématique que le fameux Howl d’Allen Ginsberg lui eût sans doute paru du galimatias barbare, mais nombre de ses réflexions et méditations, dans ses Fulgurances, auraient pu en revanche intéresser et séduire les beatniks en quête de sens et de spiritualité, vivant à leur façon ce qu’il appelait «l’Etat de poésie», et comment ne pas voir que l’expérience baudelairienne des «minutes heureuses» était également au cœur de leurs recherches même diffuses ou confuses?

Minutes heureuses d'un pèlerin de l'Absolu

L’évidence d’un parcours, et plus encore d’un voyage spirituel quotidiennement incarné, s’impose au regard de l’œuvre considérable de Georges Haldas (quelque 80 ouvrages répartis en carnets, essais, poèmes et traductions, notamment, mais sans une once de fiction), et c’est également à un parcours fléché que nous invite Serge Molla dans son choix de Fulgurances tirées des dix-huit carnets regroupés sous le titre de L’Etat de poésie, au fil d’un abécédaire dont les entrées sont souvent assorties de renvois, comme Diable renvoie à Christ, et Christ (l’entrée la plus largement développée) à Moïse, Résurrection et Universalité… 

Pour couper court à tout malentendu, s’agissant d’un recueil de citations extraites de leur contexte, à savoir de carnets inscrits dans le temps et ses fluctuations souvent contradictoires, gardons-nous, sœurs lectrices et frères lecteurs, de prendre cet Haldas fragmentaire comme un distributeur de vérités ou, pire, un ayatollah de la Pensée unique aux décrets péremptoires. 

A l’entrée Péremptoire juste avant Permissivité, laquelle «déboussole les êtres au lieu de les enrichir», le scribe le proclame d’ailleurs: «Tout ce qui est péremptoire est le plus souvent faux». Mais c’est bien lui qui affirmera, à l’entrée de Sérénité, que «la notion de sérénité est une des plus sottes inventions de la philosophie», ou, à l’entrée de Convivialité, qu’il ne s’agit là que d’une «stupide invention des sociologues», et d’y aller d’une vraie diatribe: «Une réunion de gens qui se retrouvent avec une soi-disant sympathie, est en fait un aquarium où se meuvent, dans les profondeurs de chacun, le mensonge, la jalousie, les arrière-pensées malveillantes, les sarcasmes secrets, quand ce n’est pas la haine ou le mépris soigneusement tus. Et mille autres petits monstres qui se cachent sous les espèces d’une hypocrite bonne humeur "conviviale", laquelle n’est qu’une comédie pour moutons aveugles». 

Et pan sur le barbecue! Avec un coup de pied de l’âne évangélique à ceux qui ne trouveraient pas ça très chrétien: «Le Christ n’est pas venu au monde pour langer les bébés, tailler les haies et assurer les fins de mois. Ni pour jacasser avec les bavards»…

Lesdits bavards prolifèrent en meutes sur les réseaux dit sociaux, qui ne sont qu’une «dissociété» hagarde, tandis que le poète unifie sans pontifier, et c’est là, dans ce qu’il appelle l’état de poésie (fondamentales entrées de Poème, Poésie et Poète et plus encore de Minutes heureuses) que nous retrouvons Haldas en son noyau de petite graine, pour user d'une de ses métaphores de jardinier céleste. D’un côté: «Les minutes heureuses sont, au temps de la vie courante, ce que les oasis sont au désert». Et de l’autre: «Sans désespoir, pas de minutes heureuses».

Dès le début de l’abécédaire, à l’entrée d’Abîme, l’ombre se mêlait illico à la lumière: «Qui ne connaît pas les abîmes ne connaît pas les hauteurs». Et plus loin à l’entrée d’Amour: «Tout véritable amour implique la distance. Intègre, autrement dit, l’abîme. Le reste n’étant qu’attachement possessif. Poison mortel pour la relation». 

Mot magique, chez le scribe qui vomit la magie et le charme: la Relation. A l’entrée Solitude on lira: «convertir le plus de solitude possible en relation», et dans la foulée. «Contrairement à tout ce qu’on peut penser, c’est la solitude qui nous prépare le plus à la relation». 

Quoi de commun entre cette relation fondamentale, qui fait sans cesse référence à la Source, mot-clef de l’univers spirituel selon Haldas, et la «sociologie de la relation au monde» que développe le penseur allemand Hartmut Rosa autour du concept de Résonance, où le sentiment religieux se trouve revivifié à l’écart des dogmes et des églises? Jean-François Duval, à partir des dernières étapes du parcours de Jack Kerouac, dans Vanité de Duluoz, esquisse un possible rapprochement, essentiellement fondé sur «la nécessité de faire vibrer le Verbe» par delà toute certitude…

Clochards célestes, anges déchus et rédemption par le Verbe… 

Jean-François Duval, né en 1947, n’avait que huit ans lorsque La Fureur de vivre est sorti sur nos écrans, mais il en avait quinze ou seize lorsqu’il a lu en anglais On the Road de Jack Kerouac, et de James Dean à Elvis Presley, la déferlante américaine nous a atteints à la même époque, alors que nos profs fronçaient les sourcils en découvrant nos premiers jeans, sans se douter de la vague de fond que représenterait la première génération donnant le ton par sa jeunesse même, après deux carnages mondiaux – la jeunesse consommatrice – clientèle de premier rang – et productrice de ses propres mythes au temps de la libération sexuelle et du rock’n’roll, de la guerre au Vietnam et de la route vers Katmandou, véritable saga de la deuxième moitié du XXème siècle dont la Beat Generation cristalliserait sa légende autour de figures d’écrivains et de poètes non académiques, de Jack Kerouac et Neal Cassady à William Burroughs et Allen Ginsberg, pour ne citer que les protagonistes.

Plus encore qu’un «mouvement» littéraire ou culturel, et bien plus qu’une «école», la Beat Generation brasse tous les éléments (perceptions nouvelles et contestation, mœurs privées et publiques, croyances, fusion du vivre et de l’écrire, etc.) que Jean-François Duval détaille avec autant de précision dans ses observations de journaliste «sur le terrain» et d’écrivain se disant lui-même «épigone», que d’intelligence critique dans ses mises en rapport des 100 mots où il se raconte lui-même en racontant le phénomène, avec une honnêteté lucide qui fait pièce à pas mal d’idées reçues et de clichés médiatisés. 

Sur les Beats «fêtards», l’image idéalisée des «clochards célestes», l’épanouissement sexuel de cette jeunesse présumée sans problèmes, leurs errances en matière de politique ou de religion, Duval apporte énormément de nuances en brossant une fresque bien vivante. 

Kerouac et Cassady magnifiés par la fiction de Sur la route et se cassant la figure dans les embrouilles de la vie, Ginsberg et Burroughs en visite chez Louis-Ferdinand Céline (en 1958) que l'affreux Bill compare à «un vieux concierge réactionnaire enveloppé en plein mois de juillet dans ses écharpes et ses couches de chaussettes», Ferlinghetti défiant la censure avec la publication du sulfureux Howl de Ginsberg aux mythiques presses de City Lights, la part d’ombre de ces «anges de la désolation» aux étonnantes accointances criminelles, et la part sublimée de leurs écrits échappant au Temps (le grand thème proustien de Kerouac), tout cela vit et vibre, comme le Verbe doit vibrer et vivre, entre l’A d’Adolescence et le Z de Ziggurat et de Zones de résonance…


«Fulgurances. Abécédaire», Georges Haldas, Editions Labor et Fides, Petite Bibliothèque de Spiritualité, 279 pages.

«Les 100 mots de la Beat Generation», Jean-François Duval, Presses universitaires de France, Que sais-je?, 126 pages.

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