Culture / Quand le Journal de Gustave Roud ouvre l’accès à toute l’Œuvre
Monument de l’édition romande actuelle, les Œuvres complètes de Gustave Roud constituent un merveilleux labyrinthe harmonique dont le troisième des quatre tomes – Journal de plus de 1'200 pages – est peut-être à parcourir en premier. Noël de lecture: cadeau!
L’amour est plus fort que la mort, pourrait-on se répéter une fois de plus à la lecture du Journal de ce tout jeune homme qu’était Gustave Roud en 1916, même pas vingt ans et tout était déjà là de l’enfance et de la séparation, de la conscience douloureuse et non moins source de joie, de l’absence ressentie aux larmes et de cette omniprésente évidence d’une lumière au beau milieu de la clairière de l’être; en novembre 1916 c’était la guerre une fois de plus et mondiale, et dans la troupe des jeunes hommes ce garçon se confrontait à une passion secrète n’osant dire son nom et se livrait en même temps à un afflux de tendresse ouverte à tout le vivant, s’affirmant comme une force vive en sa faiblesse même…
Oui, tout est tension dès les premières pages du journal de ce jeune poète qui d’emblée est plus qu’un «cher confident» à la manière confinée du cher Amiel, tout est déjà porté vers la poésie réellement agie autant que désirée, la moindre note est déjà comme un esquisse de poème et tout de la présence du monde, du village au paysage et de la solitude à la multitude – tout va vers le don et l’abandon avec une prodigieuse attention.
Amiel se morfond et se regarde en train de se regarder, et son journal se fera sur son sempiternel aveu d’impuissance, il commettra quelques poèmes – dont le trop fameux Roulez tambours! – sans se douter que sa vraie poésie est précisément dans son journal fluvial, tandis que celui de Gustave Roud n’est, en partie au moins, qu’une esquisse de l’œuvre, même si celle-ci se travaille ici aussi dans la foison de notes quotidiennes souvent merveilleuses, sur de multiples supports et avec d’incessantes reprises, comme un patchwork à paperolles.
La poésie, mais qu’est-ce donc pendant que Blaise Cendrars saigne au front? La poésie pour le jeune Gustave, disons que c’est qui est perçu et ressenti – toute douleur et toute joie, toute langueur et tout élan –, qui doit être transposé pour devenir autre chose qu’une chose perdue ou qu’un temps mort, et c’est ce qui étonne à chaque page des feuillets quotidiens du Journal si maladivement mélancolique en apparence du jeune fusilier Roud: c’est cette santé et cette beauté…
Le Gustave de vingt ans est dans la troupe et il est seul, c’est la guerre et il a été embarqué là-dedans avec des hommes dont certains détournent peut-être leur regard du sien trop insistant, il est en uniforme et participe bel et bien à la cause commune, il est même gradé et très présent en apparence là encore, mais il écrit en novembre 1917: «Le vent tantôt las tantôt ranimé n'arrive cependant point à engloutir dans sa houle passionnée le bruit ridicule et mécanique d'un moulin à vanner dans une grange».
De fait, et cela distingue et sauve le pauvre Gustave de l’ordinaire guerrier et de la platitude des jours: c’est le vent dans les arbres et les cheveux, le vent qui boxe dans le vide ou défrise les andains, le vent et la couleur de l’orange dont Cézanne essaie de peindre l’odeur, et voilà ce qui sauve le pauvre Gustave: «L’orange était glacée et ronde à mes doigts, et son parfum se mélangeait affreusement à l'odeur du manteau de caoutchouc; mais au-delà du rigide rideau de sapins obscurs, verts et dorés obliquement par le pan de soleil qui s'y abattait, Chesalles comme un feu rouge sans une ombre brûlait, l'église même pareille à une flamme aiguë. Déjà malgré l'hiver, de lourds champs de terre retournée, un long chemin rose et sec entre de arbres»...
Et tout cela bien entendu dès l’enfance où le Gustave enfant, écrivant à ses parents et signant Gustave Roud, confie cela très précisément que son orthographe d'enfant ne dément pas: «Une fois que j’alais cueillir des marguerites, l'herbe était fauché est voilà que je marche dans une fourmilière de fourmis rouge, alors les fourmis me grimpent en haut les jambes elles me pique jusque au cuisses. Alors je me sau et je trouvais des marguerites. Les marguerites sont grandes. Elles sont blanche et jaune et les feuilles sont dentelées. Je reviens à la maison. ma maman me dit j'ai entendu ce cri que tu a fait pourquoi esque tu a pas onte a tu apporte de belles narguerite, a tu me fais bien plaisir alors je veux te donner un bou de gâteau au raisin et encore un morceau de gâteau au groseille.
à papa et à maman Gustave Roud».
Et cela encore comme une conclusion momentanée du Gustave de vingt ans – il y en aura tout le temps: «Qu'importe! dès cette heure j'accepte tout, j'accepte de voir se détourner de moi, déçus, ceux auxquels je parle encore, et pour qui mon amour soulève encore quelques phrases (je le sens implacablement devenir silencieux) j'accepte de me dépouiller de toute joie humaine, j'accepte une différence totale mais que je vive, mon Dieu, que le monde dresse autour de moi la vie éblouissante et profonde, et qu'à mon dernier soir, certain d'une autre lumière, je sente mes yeux périssables rassasiés de celle qu'ils auront bue, et mon âme gorgée de richesse, n'ayant rien dédaigné ni jugé indigne de mon amour».
Comme un itinéraire fléché...
Parce que l’objet seul que constitue le coffret aux quatre volumes des Œuvres complètes de Gustave Roud relève déjà de la perfection éditoriale belle à voir et douce au toucher, à hauteur – et sans même parler de bibliophilie surfine – de la série du même bleu céleste des œuvres de Ramuz chez Mermod en 20 volumes, des douze volumes sur papier bible du Journal intime d’Amiel ou des deux séries safran et bleu nuit des œuvres de Charles-Albert Cingria, c’est un bonheur rare que de tenir en mains ce vrai trésor de mémoire, avec la valeur ajoutée inappréciable des introductions et de notes et notices, particulièrement éclairants dans les mille pages du journal aux innombrables occurrences relatives à l’époque, au milieu familial et provincial du poète, à ses fréquentations et ses occupations – jusqu’à ses grappillages d’images dans la sublime campagne où fauchent de beaux paysans à moitié nus comme les dieux de la Grèce, qui font dire à sa sœur Madeleine quand elle le voit revenir de ses chasses subtiles: «Voilà de nouveaux poulains pour son paddock»…
Bref, et même pour celles et ceux qui connaissent, et parfois depuis longtemps, les textes majeurs de Gustave Roud – notamment par les deux volumes des Ecrits du même bleu céleste parus chez Mermod –, cette nouvelle édition, rassemblant d’innombrables textes (critiques ou traductions) jusque-là dispersés, a valeur de véritable redécouverte et de mise en perspective élargie.
Sans multiplier les salamalecs aux collaborateurs réunis par Daniel Maggetti et Claire Jaquier, l’on relèvera du moins, sous la signature de celle-ci, l’introduction limpide et combien éclairante au premier volume des Œuvres poétiques. Evoquant «un lyrisme qui intègre tout», Claire Jaquier fait éclater l’image à la fois austère et idéalisée du poète auquel on va rendre visite comme à un mage, dont les écrits précieux tiendraient en quelques jolis volumes, alors que l’œuvre se déploie ici sur quatre mille pages où se découvrent les multiples extensions de la relation de Gustave Roud avec sa terre et ses gens, la littérature et les arts, la musique et la photographie (ses autochromes relèvent quasiment de la peinture), mais aussi avec la civilisation paysanne dont il est un témoin participant, comme son ami Chappaz, et dont il pressentira le déclin autant que celui-ci.
Claire Jaquier revient aussi sur les deux thèmes principaux courant à travers l’œuvre, à savoir la relation fusionnelle voire mystique qu’il entretient avec la nature – et c’est la source de sa part romantique – et l’obsessionnel désir du poète pour le jeune paysan symbole de vitalité et d’innocence, à la fois inaccessible «dans les faits» et glorifié: «Proscrite dans la vie, l’expression du désir devient légitime dans l’œuvre qui lui offre une scène magnifiée»...
A ce propos, passant d’un journal intime «intégral» à l’autre, l’on verra comment, à la même époque mais dans un tout autre milieu, un Julien Green détaille sans fard ses frasques sexuelles quotidiennes, alors que Gustave Roud transfigure ses sensuelles rêveries de solitaire en une prose souvent érotisée à l’extrême mais jamais «explicite». Par ailleurs, l’amour «qui n’ose dire son nom» n’est qu’un aspect de la transmutation quasi mystique de la réalité sensible en substance poétique, dont les notations du Journal recueillent tous les jours les multiples manifestations.
S’agissant alors précisément du Journal, les présentations et notes d’Alessio Christen éclairent, au prix d’un considérable et minutieux travail de recherche, les tenants existentiels des écrits en chantier, une période après l’autre et chacune avec sa «couleur», entre tension et détente, permanence et sensible évolution.
Requiem, ou la mort transfigurée…
C’est par le Journal, aussi, que nous pouvons apprécier, sur pièce et dans son alchimie inscrite dans le temps, ce transit de la chose vécue à la chose exprimée, filtrée par la poésie qui n’est pas enjolivure mais travail d’approfondissement, de surexactitude et d’incantation, en découvrant les pages très émouvantes consacrées, par le poète, à la maladie et à la mort de sa mère, en 1933, puis en les rapportant à la lecture d’un des plus beaux recueils de l’œuvre, intitulé Requiem et paru seulement en 1967.
S’adressant à la chère défunte, qui devient notre mère à tous, le poète est veilleur: «Sans trêve, quotidiennement, j’interroge». Et son verbe de s’envoler à l’évocation des oiseaux de l’enfance: «Comme tu les aimais! Rappelle-toi le rouge-gorge cerné par la neige, au fond du temps, jadis, dans le jardin perdu, son angoisse derrière la vitre aux pâles fougères de givre, l’arbre étrange où il nichait, ce dôme d’aiguille impénétrable au gel, et son nom oublié, plus étrange encore. Remonteront-elles un jour de l’abîme temporel, ces syllabes ensevelies? L’à jamais de ta voix tue se verra-t-il dénoué?»
Et tant de phrases, dans ce petit livre inspiré jusqu’à l’indicible, qu’il faudrait citer toutes et nous rappellent que l’amour est plus fort que la mort…
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@Préjaquet 17.12.2022 | 07h38
«Votre généreuse et perspicace présentation du coffret de Roud paraît le jour même où l'on apprend le décès, à 99 ans, d'André Ramseyer, l'un des amis du poète. Ramseyer est mort, dont Roud a pris de multiples photos, à Monnéaz (Palézieux), à qui il a dédié plusieurs textes.
Le beau paysan brun, le beau dragon - cueilleur de pommes, inspirateur de désirs tus et de pages immortelles.
Claire Jaquier»