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Culture / Philippe Delerm parle de New York mieux que s’il y avait mis les pieds…


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Dans «New York sans New York», son dernier recueil de proses impressionnistes, souvent délectables et toujours intéressantes à de multiples égards, l’écrivain minimaliste défend l’idée qu’on peut voyager autour de sa chambre, ou sur le tapis magique de sa table de travail, aussi bien qu’aux ordres d’un Tour Operator pressé ou stressé. Foison d’évocations qui parleront à celles et ceux qui ont goûté à la Grande Pomme en 3D, autant qu’aux autres qui partageront les rêveries nomades de l’auteur.



A untel (ou unetelle) qui lui demandait s’il avait vraiment pris le Transsibérien dont sa fameuse Prose restitue le prodigieux tagadam, Blaise Cendrars répondait: «Et qu’est-ce que cela peut te fiche que je l’aie pris, si mon poème te l’a fait prendre?». 

A contrario, l’on pourrait se demander, en ces temps de voyages organisés où des touristes attroupés «font» la Thaïlande après avoir «fait» le tour des Cyclades, traversé le Bhoutan et le Bantoustan et multiplié les selfies devant les ruines de Louxor ou d’Angkor, ce que ces braves toutous ont retenu de leurs pérégrinations organisées et ce qu’ils peuvent en dire?

Or qu’avez-vous à dire, vous qui y êtes allés, une fois ou plein de fois, de celle que Philippe Delerm taxe de «ville des villes», la disant plus exactement «LA ville», qu’on appelle aussi la Grande Pomme, ou que Paul Morand, qui l’évoqua superbement en son temps, la «ville debout»? 

La question n’a rien d’inquisitorial, ce n’est affaire ni de snobisme ni de «branchitude» à la page, mais il est vrai que l’aura de New York, autant que la réalité magnétique de cette ville, la majesté flamboyante de cette forêt de pierre et de verre, et tout ce qui grouille au tréfonds de ses rues et même en dessous, est sans pareille au monde malgré Paris et Londres, Berlin ou Tokyo, sans parler des foisons d’entités urbaines nouvelles de partout, etc. 

Mais est-il vraiment nécessaire d’être allé à New York pour en parler? L’auteur de New York sans New York prouve que non. Et que vous y soyez allé ou non, ce qu’il en dit vous parlera (ou pas) tout autant, chacune et chacun se trouvant en somme convié à (re)visiter sa propre Amérique concrète ou rêvée – étant admis que New York représente ici l’Amérique… 

La skyline comme un rêve à fleur de ciel

Le meilleur de l’écriture de Philippe Delerm est d’un poète, en cela que le propre de ses mots, concentré de sens et de musique, est de suggérer autant que de signifier, par le truchement de l’évocation; et c’est par ce biais de l’évocation que, personnellement, je me suis retrouvé à New York comme la première fois – la première fois que m’est apparue, aux premières lueurs d’un jour d’hiver glacial, la skyline de New York constituant la première image du présent livre: cette ligne de crête des buildings de New York se découpant sur le fond du ciel, et pour moi c’était, arrivant une nuit de janvier 1981 de Washington dans un bus puant l’humanité de la compagnie Greyound (à l’enseigne du Lévrier), émergeant du sommeil, lorsque je vis cette inimaginable image, à la fois délicate comme un papier découpé et massive comme une muraille crénelée – putain c’est ça New York! De Dieu le rêve!   

Faisant écho au mot skyline, évoquant la chose et sa ligne «dessinée d’un graphisme parfait unissant tous les décalages», «si immobile avec en soi la folie de tous les mouvements», les skyboys apparaîtront plus tard dans la suite des variations de l’écrivain affirmant que «la course au ciel a tenu une grande place dans l’imaginaire new yorkais», se référant alors à une photographie célèbre de onze laveurs de carreaux des gratte-ciel (dont on dit que beaucoup sont d’origine indienne) assis sur une poutre métallique comme pour dire autrement la beauté de la chose n’excluant pas (en sous-entendu) l’exploitation des travailleurs, etc.

A partir des mots et des images – mots et images de nos livres d’enfants –, et plus tard des disques et des films de son adolescence et de nos âges successifs, Philippe Delerm reconstruit pour ainsi dire sa ville qui est aussi la nôtre, où résonnent le «son du silence» de Simon and Garfunkel (avec la fourre d’un microsillon qui annonce déjà la couleur) autant que les balades de Dylan lui rappelant La fureur de vivre de James Dean et donc l’Actor’s studio et la bohème new yorkaise; et défilent alors les écrivains et les illustrateurs, de Paul Auster ou Jerome Charyn à Jean-Jacques Sempé et Raymond Depardon, ou bien encore au Dickens conférencier remplissant des auditoires géants d’un public fanatisé par ses prestations de lecteur-acteur mimant Pickwick & Co – de magnifiques pages sur cet immense auteur trop peu considéré ou ramené à un romancier pour kids – et au Melville de Bartleby, idéal anti-héros de Wall Street cher à toutes les âmes pures qui «préfèrent ne pas»…

Et la vie là-dedans? A chacun de l'ajouter!

Pas trop exclusivement livresque ou «cultureux» tout cela? Pas trop «second hand» avec ses renvois obligés non moins que fervents à la genèse et aux avatars de West Side Story (dont l’origine du projet remonte à 1947) ou aux films de Woody Allen, entre tant d’autres références à la fois littéraires et cinématographiques, musicales ou photographiques, sans compter le détail des lieux, rues et cafés, établissements mythiques et autres emblèmes de la new-yorkitude?

A ces éventuelles objections, Philippe Delerm répond lui-même en pointant ce qui lui «manque», à savoir la rumeur particulière et les odeurs de New York, et chaque visiteur avéré de la Big Apple ajoutera que telle ou telle chose «manque» à ce livre dont le projet ne se veut, à vrai dire aucunement exhaustif.

«Si je fantasme New York au point de me refuser à m’y rendre, précise encore Delerm, c’est beaucoup pour garder le New York que j’aime. Celui de Woody Allen». Donc celui d’une certaine «géopoésie» affective de New York, avec «l’effervescence palpitante de Woody Allen».

Ce qui n’exclut aucunement, cela va sans dire, votre New York, qui est peut-être celui de Tom Wolfe (1930-2018), l’auteur du Bûcher des vanités préludant au New York de Bret Easton Ellis dans American psycho, ou «mon» New York qui serait plutôt celui de Thomas Wolfe (1900-1930), dont les nouvelles de De la mort au matin constituent, entre autres, la plus fascinante évocation, épique et lyrique à la fois, de cette ville-monde – enfin comment ne pas voir que ce New York sans New York a le mérite majeur de célébrer la porosité sensible par excellence et l’attention aux choses, si belles parfois d’être vues de loin, désirées ou caressées en rêve.

«Les images de New York me sont venues tout au long des années», conclut Philippe Delerm. «Mais pour le mot, l’idée, j’ai souhaité garder la distance. Il y a tant d’occasions d’être infidèle à son esprit d’enfance. Je n’ai pas voulu celle-là». 

Et pour la rumeur qui se faisait entendre ce matin-là aux fenêtres de la vieille bâtisse de Brooklyn Heights où, jeune fille délaissée ou vieille Russe exilée, vous regardiez la pluie tomber sur les eaux du fleuve, ou pour l’odeur de cette ruelle pourrie des abords de la Bowery dans laquelle, ce matin glacial, revenant de Staten Island où tu avais voulu voir la «ville debout» telle qu’elle était apparue aux migrants européens du début du XXème siècle, tu t’étais retrouvé au milieu des mendiants et des junkies, comment en dire la réalité sans trahir les choses par nos pauvres mots?


«New York sans New York», Philippe Delerm, Editions du Seuil, 199 pages.

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