Média indocile – nouvelle formule

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Actuel / Presse d’Etat et liberté de la presse


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Dans quelques semaines, le peuple suisse votera sur l’aide aux médias privés. Environ 150 millions de francs devraient être alloués chaque année pendant sept ans aux quelque 170 journaux et magazines, 13 TV régionales, 21 radios locales et à un bon millier de publications diverses et de plateformes en ligne. Il y a quelques années, comme journaliste, j’aurais applaudi à cette initiative. Mais aujourd’hui, j’avoue mes doutes.



Chez Bon Pour La Tête, nous aimons et entretenons le débat. Cet article répond à celui de Jacques Pilet, paru dans notre édition du 14 janvier.


Je pense notamment à la liberté d’expression et au pluralisme des opinions, que ce nouveau dispositif, s’il est accepté, va non pas encourager mais réduire encore davantage.

En effet, le système est ainsi conçu qu’il va d’abord profiter aux plus grands groupes de presse, en l’occurrence Ringier et Tamedia (rebaptisé TX Groupe en 2020 pour mieux complaire aux investisseurs en bourse) qui concentrent les plus gros tirages du pays et dont la fortune consolidée a augmenté d’un demi-milliard depuis 2020 pour se classer au 102ème rang suisse selon Bilan. Par simple effet mécanique, leur supériorité, déjà extravagante, va encore s’accentuer. Les petits, les associatifs, les sans-but-lucratifs qui tirent le diable par la queue, se réjouissent de recevoir les miettes mais ils seront encore davantage écrasés par les mastodontes. 

Certes, le projet de loi leur accorde une place, et c’est tant mieux. Cela n’est pas le cas dans des pays comme la France, dont les médias sont concentrés dans les mains d’une poignée d’oligarques qui cumulent la grande majorité des aides étatiques (trois milliards d’euros d’aides directes et indirectes par an). Le Matin.ch s’en est même inquiété: «Jamais une poignée de milliardaires n’a eu une emprise aussi forte sur la presse», titrait-il à propos de la France le 17 janvier. Soit. Mais la Suisse n’échappe pas à la tendance et je ne suis pas sûr que le public, les lecteurs, les électeurs, le débat démocratique, les régions périphériques, ressortent gagnants avec cette nouvelle disposition.

Autre argument, la diversité d’opinion. La crise du Covid montre depuis deux ans l’uniformité affligeante des médias, leur absence de critique vis-à-vis des mesures gouvernementales et de la monopolisation du pouvoir par une partie des élites médicales et sanitaires. Cet unanimisme croissant des médias à l’égard des autorités est un phénomène ancien, antérieur à la crise. Mais celle-ci l’a révélé avec éclat, les médias privés faisant ici cause commune avec la SSR. 

Chacun aura son opinion sur les vaccins, l’OFSP, les mesures cantonales, le passe sanitaire. Mais là n’est pas la question. Le problème crucial est la capacité de la presse à jouer son rôle de contre-pouvoir, de quatrième pouvoir face aux trois autres, et à refléter la pluralité des opinions propre à toute démocratie. Et force est de constater que ce rôle, à quelques exceptions près, n’a pas été joué.

Au contraire, les révélations du Nebelspalter suivant lesquelles le patron du groupe Ringier, Marc Walder, a «conseillé» à l’ensemble de ses rédactions de relayer sans discuter les positions de l’OFSP et du Conseil fédéral, prouvent que les plus grands groupes sont prêts à renoncer à leur fonction de poil à gratter par appât du gain. Cette affaire a fait scandale en Suisse alémanique et le président du groupe Ringier a désavoué son directeur. Mais le mal est fait et, en Suisse romande, aucun journal n’en a parlé, ce qui montre bien où en est la diversité de la presse dans ce coin de pays.

Dernier constat: que font les journalistes? Si les éditeurs ont leur part de responsabilité, les journalistes, qui savent si bien vanter la liberté de la presse qui est la leur lorsqu’ils dénoncent les dictatures chinoise, russe ou cubaine, ne sont pas moins coupables. Pourquoi n’en font-ils pas usage alors qu’aucune geôle bernoise ou zurichoise ne les menace? Défendre Navalny et les démocrates hongkongais, c’est bien. Mais s’en inspirer pour poser les mêmes questions dérangeantes aux autorités, ce serait infiniment mieux. Surtout quand on ne risque rien.

Tout cela inquiète: si un groupe aussi puissant que Ringier, dont le journal phare, le Blick, nous avait habitué à davantage de rugosité, s’est aligné devant l’Etat avant la votation de février, que se passera-t-il après, quand il s’agira de toucher les subventions fédérales? Les médias vont-ils se mettre à ramper? A faire le chemin de Berne à genoux avec force courbettes?

Je crains que poser la question soit y répondre. 

En attendant que nos petits et grands éditeurs se reprennent, on ne peut que leur conseiller de lire les excuses que le Blick danois, le Ekstra Bladet, a publiées dans ses éditions du 7 janvier. «Nous, la presse, avons fait le bilan sur notre travail, et nous avons échoué», a reconnu le journal qui admet «avoir absorbé de façon presque hypnotique les discours» des autorités pendant les deux ans de crise du Covid-19. (Voir la photo ci-dessus, tirée d’un journal allemand.) 

On pourrait aussi lui suggérer de lire le rapport de l’ONG Care sur les dix crises humanitaires les moins médiatisées de l’année 2021 (Zambie, Ukraine, Malawi, Centrafrique, Guatemala, Colombie, Burundi, Niger, Zimbawe et Honduras). Il apparait ainsi que la famine qui a frappé 1,2 million de Zambiens a suscité en tout et pour tout 512 articles dans la presse internationale (contre 91'979 articles pour la remise en couple de Ben Affleck et Jennifer Lopez) et que les dix crises majeures ayant affecté des dizaines de millions de gens ont donné lieu à 19'146 articles, soit 12 fois moins que les vols dans l’espace de Jeff Bezos et Elon Musk et 184 fois moins que les 3,5 millions d’articles consacrés aux JO de Tokyo. (Voir Marie Astier, «Les dix crises humanitaires oubliées des médias», in Reporterre, 18 janvier 2022.) 

N’y aurait-il pas comme une légère révision du sens des priorités à faire?

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

8 Commentaires

@willoft 21.01.2022 | 02h17

«Oui, Jaques Pilet est aussi ouvert que Suzette Sandoz, sur leurs bloquesques attitudes.

je crois làs, comme vous, que toutes ces subventions n'iront qu'aux grands groupes et non aux chtis!»


@Apitoyou 21.01.2022 | 09h32

«Hé oui Guy, j’ai dû me résoudre, pour voter, au dicton : qui veut le plus veut le moins et ne pas oublier que mes amis ou connaissances de la presse étaient plutôt du coté d’en bas des ressources pécuniaires. A quand un Médiapart multilingue en Suisse?»


@Nataly 21.01.2022 | 09h54

«À l’ensemble des journalistes qui « font » Bon pour la tête » :
Et pourquoi pas jouer la carte de la transparence ? Je me rappelle lors de la disparition de l’Hebdo m’être dit : « mais pourquoi ne pas avoir communiqué de manière plus transparente sur les difficultés au grand public ? ».
Si les lecteurs d’un titre de presse peuvent être vu comme une communauté et bien pourquoi ne pas informer de temps en temps cette communauté sur l’état de santé de celle / celui qui relie ses membres ? Toute démarche prend du temps et j’ai conscience que c’est une chose de partager ses idées et que cela en est une autre de les concrétiser mais en tant que lectrices je me questionne par exemple sur le nombre d’abonnements supplémentaires dont votre titre « « aurai besoin ». Je me demande comment m’y prendre avec mon entourage pour les inviter à utiliser une partie de leur argent à l’information…
Merci en tout cas, avec les moyens que vous avez, de faire vivre les valeurs du journalisme. Nous avons tant besoin. Je vous souhaite … car il est encore temps d’adresser ses vœux pour 2022 … je vous souhaite d’avoir le temps du débat, de permettre la réflexion, d’inventer, d’oser, de déconstruire … moi en tout cas je vais laisser mûrir ma réflexion et me souhaiter de prendre le temps de faire connaître « Bon pour la tête ».
Tout de bon à vous :)»


@Maryvon 21.01.2022 | 10h23

«Merci M. Mettan pour cette excellente analyse. Nous sommes très nombreux à avoir eu le sentiment très désagréable d'être pris pour des imbéciles pendant deux ans par les médias traditionnels. Espérons que ces journalistes tirent le bilan de leurs manquements et évitent à l'avenir de se calquer sur les médias français. Il ne leur reste plus qu'à nous présenter leurs excuses faute de quoi plus personne ne pourra leur faire crédit. »


@Ricci 21.01.2022 | 12h42

«Bonjour,
Suite à la lecture de M. Pillet la semaine dernière sur ce sujet, j'ai voté par anticipation oui pour une info digne de ce nom.
Maintenant suite à la lecture de votre article je me dis que l'argent sera mal distribué, surtout aux grands groupes....
En résumé, quoi que l'on fasse, on fait faux, c'est en tout cas ce que je ressens.
J'apprécie beaucoup votre travail, surtout votre esprit critique.
J'espère que si la votation passe vous recevrez un peu d'argent, vous le méritez largement, »


@psycho 21.01.2022 | 18h19

«Bravo pour votre transparence qui permet le débat, c'est ce que j'attends d'un journal et c'est ce qui m'a beaucoup manqué pendant ces deux années de pandémie.
J'aimerais beaucoup que notre presse romande publie ses excuses concernant la façon unilatérale dont elle a traité les informations concernant la gestion du covid reprenant sans critique les discours de nos autorités.
Comment se fait-il que personne à ce jour critique la poursuite des mesures qui excluent les non-vaccinés de la vie culturelle alors que le variant Omicron n'envoie plus personne à l'hôpital et qu'en plus, vaccinés ou non, nous transmettons le virus.
Comme M. Mettan j'ai beaucoup de doutes concernant les bienfaits de ces subventions sur les médias comme le vôtre.
Bluette»


@willoft 23.01.2022 | 23h52

«Et d'ailleurs et même si l'on comprend que cette opération mettrait du beurre dans la tête du bon,
On n'entend jamais parler de la Fondation Aventinus qui aurait sauvé la démocratie du Temps, accessoirement de Heidi.neu.ch

Et l'on s'etonnera que le bon peuple ne croit plus en ses médias, ni même en ses amiraux, si on voit comme on a débarqué un général allemand pour ne s'être pas aligné sur la monopensée americo-otanesque, bravo l'Europe, what else?»


@Miscellénia 11.02.2022 | 23h28

«C'est donc plus d un milliard de subvention dont il s'agit échelonnées sur 7 ans.
De quoi museler les médias pendant 7 ans supplémentaires qui vont continuer à seriner la propagande étatique!
Pauvre journalisme univoque depuis 2 ans et pour 7 années supplémentaires! »


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