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Chronique

Chronique / Leçon de sagesse bernoise au bord de la route de Saanen


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Un an après avoir sillonné le Valais par cols et par vaux pendant cinquante-cinq jours, il est temps de reprendre le sac à dos et de partir pour une nouvelle aventure, à travers la Suisse romande cette fois-ci. L’idée est de remonter le röstigraben de Saint-Maurice à Bâle en redescendant à Genève par les crêtes du Jura. Episode 6, où l'odeur du foin et le son des cloches n'ont plus de prix.



L’Etivaz - Jable - Col de Jable - Gummfluh - Tête de l’Ane - Chalberhöni – Saanen – 19 juillet 2021


Le menu du petit-déjeuner est aussi AOC que celui de la veille. Les produits proviennent exclusivement du Pays d’En Haut ou des Ormonts voisins. Les deux frères de Mme Gagnebin sont dans l’agriculture de montagne, l’un dans l’élevage, l’autre dans le fromage. Le second est un créatif: il a racheté un fortin désaffecté de l’armée pour le transformer en cave d’affinage pour ses tommes et son raclette crémeux qu’il a baptisé «Formidable» et vend grâce à la meilleure technique de marketing qui soit: le bouche-à-oreille. Car L’Etivaz se fabrique seulement en été, avec du lait de vaches qui broutent des pâturages maigres au-dessus de 1'300 mètres, dans le périmètre géographique convenu et à condition de livrer les meules fraiches dans les trois jours à la fromagerie communale où elles seront longuement affinées avant de pouvoir prétendre au fameux label. C’est ainsi que la qualité et le goût peuvent être garantis. 

A 8h45, c’est l’heure du «remuage» comme on appelle ici la montée à l’alpage. La journée commence en effet par une rude et longue ascension, une de celles qui fait se demander ce qu’on est venu faire dans cette galère.

Mais ça ne dure pas. Après deux heures, on arrive au lieudit le Gros Jable. Le temps est magnifique. Pour la première fois depuis des semaines les sommets sont entièrement dégagés. J’en profite pour acheter un bon morceau d’Etivaz bien sûr, dont on me certifie qu’il a rigoureusement rempli le cahier des charges: il a été descendu pour l’affinage et ramené à l’alpage par le petit téléphérique pour la consommation familiale. Il est doux et presque fondant sous la langue. Il ira rejoindre ceux que je transbahute par cols et par vaux depuis quelques jours. 

Le col de Jable et la haute vallée de la Gummfluh ne sont pas loin. On y quitte à nouveau le canton de Vaud pour celui de Berne, en direction de l’arête du Trittlisattel et de Wilde Bode d’où l’on descend sur Saanen. Sur la crête, la vue est magnifique et la promenade spectaculaire avec ses arolles foudroyés, ses concrétions de calcaire sculptées par les orages et la neige, et ses allées de rhododendrons en fleurs. Au loin, tout au fond de l’horizon, on aperçoit le massif de l’Eiger, du Mönch et de la Jungfrau. Sur la gauche, tout proches, la Gummfluh, le Rübli et le restaurant de la Videmanette. 

Le vallon de Chalberhöni qui mène à Saanen est une vraie carte postale. On se croirait au pays de Heidi, plongé dans un autre temps et un autre monde. Une odeur d’herbe coupée, de foin séché, de sapin frais et de sous-bois humide parfume l’atmosphère. Sur les pentes, des paysans fauchent, mettent en andains ou rentrent le fourrage dans de grosses fermes de bois patinées par les siècles. Pas de chalets neufs ni de cubes de béton à l’horizon. 

Au milieu du vallon, mon chemin croise un paysan qui fauche un pré le long de la route. Echanges de saluts. Il coupe le moteur de son engin. M. Ellenberg, installé là depuis trois générations, a la conversation facile et s’exprime aussi bien en français qu’en allemand. Son grand-père transfuge de l’Emmental a épousé une ressortissante du Gessenay elle-même originaire de la vallée voisine de Lauenen. Dans leur poussée vers l’ouest, ils ont fini par s’établir ici, dans cette petite vallée perdue aux confins du Pays d’En-Haut. Il est né dans la ferme en contrebas et exploite désormais son domaine à partir du rural flambant neuf qu’il vient de faire construire au-dessus de nous.  

Il n’a que quatorze vaches et quelques chèvres d’agrément. Il élève les veaux de l’hiver jusqu’à l’été et dès juin, il place ses vaches laitières à la Lécherette près de l’Etivaz, d’où il peut produire la «Mercedes du fromage» comme il dit. Il n’a qu’un souci: le loup. Depuis deux ans, la bête rôde dans les parages. On l’a aperçue un peu partout. Il m’apprend qu’hier elle a été vue dans l’alpage dans lequel j’ai passé. Elle craint moins l’homme et se montre même en plein jour. Récemment, deux loups ont même attaqué un veau de neuf mois, le blessant à mort. Il hausse les épaules. «Pour nous c’est un souci. Mais que peut-on faire?» Régler le problème avec discrétion, comme à l’Hongrin, où on ne l’a plus jamais revu? Les citadins ont de la peine à comprendre que les paysans aiment le bétail qu’ils ont élevé et souffrent de le voir déchiqueté par une bête sauvage.

Pragmatique, M. Ellenberg est aussi un sage. Il aurait pu gagner gros mais s’y est refusé. Son proche voisin, qui en avait marre de suer sang et eau pour faire bouillir sa marmite, a vendu sa ferme neuf millions de francs à Dona Bertarelli, qui ne supportait plus la vie mondaine de Gstaad. La milliardaire a transformé le vieux rural en vaste chalet de luxe, sans rien changer à l’aspect extérieur. Vue de la route, on croirait en effet la ferme toujours exploitée. L’an dernier, lui-même aurait pu vendre sa vieille écurie à une Genevoise qui lui en offrait trois millions. Sa femme et lui ont hésité un moment mais ont refusé. Le voisin millionnaire s’était acheté de belles voitures et un chalet à Schönried mais n’en était pas devenu plus heureux pour autant. Et qu’adviendrait-il de leurs quatre enfants s’ils vendaient? 

Une Mercedes aux plaques allemandes s’arrête à notre hauteur pour saluer mon ami. Ses passagers ont vendu leur chalet près de Jogne, parce qu’il s’était soudainement retrouvé cerné par un lotissement, et se sont repliés dans un alpage retiré de ce coin de paradis… Pour les plus riches, l’odeur du foin, le son des cloches de vaches et le bruit des faucheuses n’ont plus de prix. 

Pour ma part, il est déjà cinq heures et il me reste une bonne heure de marche jusqu’à l’auberge de jeunesse de Saanen. Je ne suis pas pressé de rejoindre la civilisation, mais j’ai les jambes en compote, un tibia tuméfié qui a saigné, bref, des petits bobos à soigner dans le confort de la modernité. 

Je ne serai pas déçu: le standing et le design de l’auberge de jeunesse de Saanen sont à la mesure du lieu, imposants et soigneusement élaborés. QR code, clé électronique, masque et gel sanitaire obligatoires, plateaux-repas bien ordonnés, sols en béton brossé, code wifi personnalisé, on est prié de suivre les flèches et de laisser l’odeur du foin à l’entrée.

Pas de doute, on est bel et bien de retour dans la civilisation.  

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