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Chronique

Chronique / Portrait de l’écrivain en saltimbanque


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Dans quelques jours, comme à chaque fin d’été, le Livre sur les quais va battre son plein à Morges. Encore que, pour cette 11e édition, il ne sera guère question des quais et du spectacle du lac. Covid-19 oblige, pas de tentes aux signatures cette année, une poignée d’écrivains seulement et des rencontres confinées, si l’on peut dire, à quelques salles en ville et sur les bateaux. Fête néanmoins il y aura, à laquelle les élus se prêteront de bonne grâce. Aujourd’hui être écrivain ne consiste en effet plus seulement à publier, mais également à participer à de multiples événements, lectures, tables rondes, performances, créations collectives.



Le plus emblématique des groupe d’écrivaines et d’écrivains pratiquant avec brio cette manière de mettre en scène la littérature, c’est certainement l’AJAR. L’Association des jeunes auteur(e)s romand(e)s qui a vu le jour en 2012. Ils sont une vingtaine, ma foi, tous fort talentueux. Parmi eux, on trouve notamment Fanny Wobmann, à l’origine de l’AJAR; son dernier roman, Nues dans un verre d’eau (2017) a été primé par la Fondation Schiller. Bruno Pellegrino, lauréat l’an dernier du Prix des lecteurs de la Ville de Lausanne pour un roman qui nous emmène sur les pas de Gustave Roud dans le Jorat. On peut citer également Anne-Sophie Subilia, Bourse à l’écriture du Canton de Vaud, ou encore Daniel Vuataz, auteur, avec d’autres, de Stand-by. Saga romanesque s’inspirant des principes des séries TV. Car c’est l’une des caractéristiques de l’AJAR – mais  c’est aussi le cas d’autres collectifs d’auteur(e)s comme Caractères mobiles, par exemple – que de pratiquer une écriture à plusieurs. 

Le premier ouvrage qui en est issu est paru en 2016, Vivre près des tilleuls, remarqué par Flammarion. Texte prétendument autobiographique d’une écrivaine neuchâteloise imaginaire, ou le deuil impossible d’une mère. Un texte qui a donné lieu à plusieurs performances et lectures publiques dans les festivals et les salons littéraires. Ce qui frappe en effet avec l’AJAR, c’est son extraordinaire créativité, qui se déploie dans toutes sortes de directions, mais toujours au service des mots, du récit. Exploration des multiples dimensions de la création littéraire en groupe. Ainsi le collectif a rendu hommage à Corinna Bille à la Maison Rousseau à Genève, est intervenu au Cabaret Voltaire à Zurich, s’est produit au Théâtre 2’21 à Lausanne dans un spectacle intitulé Amours collectives à partir des réponses à un questionnaire diffusé sur les réseaux sociaux. 

«C’est avant tout le besoin ardent de se faire une originalité»        

Si je me suis arrêté un peu longuement au cas de l’AJAR, c’est que je le crois exemplaire des pratiques littéraires d’aujourd’hui, qui n’ont plus grand-chose à voir, reconnaissons-le, avec l’image de l’écrivain solitaire retiré dans sa thébaïde, indifférent au cours du monde, s’appliquant à écrire l’œuvre définitive. Pour qui seule compte la page impeccablement rédigée, hors de toute mode. S’inquiétant au fond peu du lecteur. Et considérant toute autre activité comme une inutile perte de temps. J’en connais encore quelques-uns, d’un certain âge il est vrai, qui conçoivent ainsi l’écriture. 

Dans l’histoire littéraire, il existe d’ailleurs à ce sujet des cas célèbres – ce qui n’est pas le moindre paradoxe. Comme celui du Valaisan Jean-Marc Lovay, qui depuis de nombreuses années maintenant fuit toute publicité, n’apparaissant ni dans les salons du livre ni dans les émissions littéraires. Ou encore, plus loin de nous, on peut penser à Julien Gracq, l’auteur du Rivage des Syrtes. 

A sa sortie en 1951, le roman est salué par une critique unanime et fait figure bientôt de favori pour le Goncourt. Son auteur annonce alors dans un courrier au Figaro qu’il entend refuser avec la plus grande énergie le prix s’il venait à lui être attribué. Le jury passe outre et le 3 décembre, Le Rivage des Syrtes est choisi au premier tour. Gracq maintient sa décision et, en dépit de la polémique qui s’en suit, s’abstient désormais de toute intervention sur la scène littéraire.

Reste qu’à partir du XIXe siècle en tout cas, nombre d’artistes et d’écrivains n’ont eu de cesse de cultiver leur image auprès du public et de se mettre en scène. Pensons à Théophile Gauthier avec son fameux gilet rouge moquant le bourgeois lors de la première d’Hernani, à Charles Baudelaire, parfaite incarnation du dandysme qu’il va contribuer à théoriser.«C’est avant tout le besoin ardent de se faire une originalité, contenu dans les limites extérieures des convenances, écrit-il dans Le peintre de la vie moderne (1863). C’est une espèce de culte de soi-même (…) C’est le plaisir d’étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné.» Et bien sûr au XXe siècle, il y a le groupe surréaliste, dont les membres cultivent eux aussi une manière de dandysme – une célèbre photographie nous montre André Breton arborant un superbe monocle. 

Baudelaire par Etienne Carjat, vers 1862.

Le groupe multiplie les manifestations qui sont autant de provocations (on ne parle alors pas encore de happening), pratique le dessin collectif – les fameux cadavres exquis. Et plus près de nous encore, dans le domaine des arts plastiques, pensons – mais il y a quantité d’exemples – à Yves Klein réalisant en public ses «anthropométries», usant des corps de ses modèles comme de pinceaux, ou à Yoko Ono, dont un assistant, sous l’œil de la caméra, découpe les vêtements.

Yoko Ono, Œuvre de couple, 1964, happening. Saisie d’écran

Peut-être que cette façon aujourd’hui d’exposer  la littérature ainsi que celles et ceux qui la font – car c’est à ça que cela revient – n’est que la suite, en fin de compte, d’un mouvement déjà ancien qui traverse l’histoire de l’art. Et que tout artiste, tout écrivain est à sa façon un saltimbanque marchant sur la corde raide tout en haut du chapiteau. Tandis que le public retient son souffle et que roule le tambour – le même que celui des exécutions.


L’AJAR, Vivre près des tilleuls, J’ai lu, 2018

Baudelaire, Au-delà du romantisme. Ecrits sur l’art, GF Flammarion, 1998

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