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Culture / Lucie Eidenbenz, chorégraphe à la touche viscérale

Jade Albasini

7 juillet 2017

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L'esprit aiguisé, la Vaudoise de 33 ans modèle la scène performative de créations engagées. Insoumise, elle aspire à une politique culturelle plus équitable envers les danseurs.



«La danse reste l’un des parents pauvres de la culture. En 2017, les chorégraphes sont encore bien moins rémunérés que les metteurs en scène alors que l’activité professionnelle est similaire.» La voix douce, le corps exalté, Lucie Eidenbenz fait écho aux revendications de toute une génération d’artistes du spectacle vivant qui prêche une société égalitaire en accord avec leur vision de «millenials». «Malgré notre situation privilégiée de créateur suisse en comparaison avec nos voisins européens, notre statut continue d’être menacé. Nous faisons face à une lutte constante pour être reconnus», ajoute-t-elle lors de cet entretien réalisé pendant la Fête de la Danse en mai dernier. Un propos farouche à l’image des pièces auxquelles elle a données corps, dont Animals are like water in water (2011) sur la gestuelle instinctive des proies ou Tschägg (2015), une création sur la réappropriation du sauvage intérieur.

Une situation qu’Anne Papilloud, secrétaire générale du Syndicat suisse romand du spectacle (SSRS), conçoit mais pondère. «Depuis quelques années, les salaires se rapprochent de ceux pratiqués dans le théâtre. Pour un interprète confirmé dans une compagnie installée, les danseurs gagnent environ 4000 francs par mois. A noter que les contrats de ce type se raréfient alors que les mandats indépendants de courte durée se démultiplient. «Il est vrai, ajoute Anne Papilloud, que les conditions de travail se sont endurcies avec notamment l’explosion de projets qui bénéficient de peu de moyens.» Par conséquent, les danseurs pointent plus longtemps au chômage entre deux créations.

«Certains artistes finissent par quitter le milieu»

Même si fragilisé, le métier de «faiseur de mouvements» a été pour la chorégraphe originaire de Vevey, inné. Encouragée dans une voie académique en sciences sociales, Lucie Eidenbenz a rejoint après ses études la Cie Junior du Marchepied à Lausanne puis s’est formée chez Mathilde Monnier au sein du Centre chorégraphique national de Montpellier. «Là-bas, la velléité de créer mes propres projets s’est révélée», raconte l’interprète devenue auteure. De retour en terres helvétiques, elle crée en autodidacte une compagnie à Genève à son nom. «Cela fait plus de 10 ans que j’ai terminé ma formation, et je suis toujours considérée comme émergente.» Le fossé entre artiste émergent et conventionné – qui offre l’encadrement financier nécessaire pour développer son travail à plus grande échelle dans un environnement encadré – ne cesse de se creuser. «Il manque clairement un étage entre l’émergent et le conventionné. Cela rend difficile le développement de projets artistiques cohérents sur la durée. Certains artistes finissent par quitter le milieu. C’est une vrai perte», renchérit la secrétaire générale du SSRS.

Claude Ratzé, le directeur de l’association pour la danse contemporaine à Genève – bientôt à la tête du festival de la Bâtie – parle, lui, d’un vrai parcours du combattant. «Les chorégraphes doivent faire preuve d’endurance. La compétition sur le sol suisse s’est accrue, il est de plus en plus difficile d’être programmé dans certains espaces». Il ne suffit plus d’accumuler les dates suisses ou d’exporter ses pièces à l’étranger, à l’image de Lucie Eidenbenz qui a déjà présenté ses variations à Berlin, Paris, Bucarest ou Vérone. Les chorégraphes doivent faire preuve de stratégie et doivent notamment s’ancrer à long terme dans un terreau régional. Devenant ainsi l’une figure artistique marquante d’un canton.

Malgré les difficultés d’une situation professionnelle en dents de scie, la trentenaire n’a jamais imaginé changer de carrière. Révéler d’autres façons d’être au monde à travers le corps, fait partie de son ADN. Elle ne peut échapper à la gestuelle. D’ailleurs, Lucie Eidenbenz travaille sur un duo avec un danseur serbe, Marko Milic, sur les mystères du langage corporel quotidien. Une performance qui devrait voir le jour en 2018.


Système D


Plus de la moitié des artistes suisses vivent dans la précarité et galèrent. Ils doivent redoubler d’idées ingénieuses pour joindre les deux bouts.

«Je vis de mon art selon les périodes mais j’ai pris l’habitude de réduire mes charges au maximum, de faire avec des conditions modestes en comparaison avec la classe moyenne locale», commence Lucie Eidenbenz. La chorégraphe a longtemps résidé dans un squat sans chauffage central, ni salle de bain, dans un bâtiment en chantier à Genève. «Je travaille à 300% pour ma compagnie, je n’ai pas le temps de faire des petits jobs à côté qui m’ont toujours donnée l’impression de perdre mon inspiration. J’aimerais gagner ma vie de mon métier, celui de chorégraphe-danseuse», revendique la Vaudoise.

Pour arrondir les fins de mois, elle donne de temps en temps des cours de théâtre. «Avec mes projets, je récolte des sommes dérisoires. Je dois m'assurer que mon personnel est, lui, payé correctement, et pour ça je travaille les deux-tiers de mon temps bénévolement». Les vacances balnéaires ne lui manquent pas mais elle aspire à davantage de confort économique pour pallier la précarité sociale dont souffrent les danseurs. «Les postes fixes sont illusoires, le contexte de travail dévalorisant et l’environnement parfois peu stimulant. Cet état est peu perceptible mais dangereux», affirme celle qui défend avec pragmatisme l’assurance chômage des artistes, qui double les périodes d’activité professionnelle. «Il faut comprendre que pour quatre jours de travail effectif payés, il y a plusieurs mois de préparation non-rémunérée en amont. Ce n’est vraiment pas un luxe», conclut la jeune femme.



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