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Actuel / Bienvenue à Caracas, capitale de la supercherie


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Reportage exceptionnel au Venezuela où 20 ans après l’émergence d’un nouveau rêve socialiste, la population vit dans un gigantesque camp de concentration à ciel ouvert. La révolution bolivarienne a été une tromperie pour tous ceux qui espéraient une vie meilleure, disent aujourd'hui ceux-là mêmes qui l’avaient soutenue. L'argent ici ne vaut rien, à tel point qu'il ne circule même plus. Dans certains quartiers, les enfants ne vont plus à l'école, ils n'ont pas la force d'y aller avec l'estomac vide et sans vêtements. Affamer la population et la mettre à genoux ferait partie de la politique de persécution de Nicolas Maduro. Le président tout juste réélu compterait sur «la démoralisation psychologique du peuple». Premier volet: la faim à Caracas.



Un avion vole pour Caracas avec peu de personnes à bord et des valises pleines de nourriture. C'est le jour des élections au Venezuela et les dames assises à mes côtés ne rentrent pas au pays pour voter mais pour retrouver leurs familles. «Dans nos valises, nous apportons des pâtes, du riz, du thon en conserves et aussi des médicaments. Nous allons et revenons au pays au moins deux fois par an. Il n'y a aucune trace de touristes dans cet avion», dit Maria. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi les valises doivent être remplies de nourriture. Il y a trois mois, le pain coûtait 250 bolivars, aujourd'hui il en coûte 500 000 (6.20 francs). Un tube de dentifrice vaut 2 millions (25 francs), équivalant presque au salaire minimum de 2 555 500 bolivars (31 francs environ).

L'argent ici ne vaut rien, à tel point qu'il ne circule même plus. Nous sommes face à la pire hyperinflation de l'histoire récente de l'Amérique latine.

Selon certains économistes, entre 1973 et 1990, six pays du continent ont connu de tels épisodes: l'Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Chili, le Nicaragua et le Pérou. Le record est détenu par la Bolivie qui a connu une inflation historique de 23'443 % en septembre 1985. En 2018, le Venezuela est en chemin pour rivaliser avec ces records négatifs puisque le FMI y prévoit une inflation de 13'000 %. Mais ici, contrairement à ce qui s’était passé en Bolivie, s’ajoute une pénurie aigüe de nourriture.

Est-il possible de vivre dans une telle situation?

«Avant, dans ce quartier, on ne pouvait pas venir. "Dehors, sortez d'ici", nous criaient les habitants. © 2018 Bon pour la tête / Domenica Canchano Warthon

«Les seuls à y parvenir, répond une jeune mère assise à côté de moi et fille d'entrepreneur, sont les plus pauvres qui sont contraints de rester ici. Quant aux plus aisés, avec $300, ils peuvent acheter de la nourriture, rouler en voiture et même se permettre les services d’une femme de ménage».

Seuls les plus riches peuvent se nourrir à leur faim et même bénéficier de leur propre voiture. © 2018 Bon pour la tête / Domenica Canchano Warthon

Qu’apportez-vous encore dans votre valise? «Des médicaments pour les animaux. Mais les carences en la matière sont telles que depuis quelque temps nous les utilisons également pour soigner les personnes. Par exemple? L'ivermectine, un antiparasitaire pour chiens et bovins», poursuit Maria, vétérinaire à Caracas.

Une heure avant l'atterrissage survient une scène peu banale chargée d’émotions fortes: les membres d’équipage se dirigent prestement vers l’arrière de l’avion où une dizaine de passagers se sont levés après avoir sorti de quelques caisses des instruments de musique. Il s’agit d’un groupe appartenant au Système d’orchestres pour les enfants et les jeunes, projet gouvernemental fondé en 1975. Ils vont alors entonner «Alma llanera», chanson populaire et emblématique, considérée comme un second hymne national et jouée le jour des funérailles d’Hugo Chavez. Le spectacle va durer quelques minutes sous les regards émus et nostalgiques des passagers.


 Une heure avant l'atterrissage survient une scène peu banale. © 2018 Bon pour la tête / Domenica Canchano Warthon

Bienvenue au Venezuela où 20 ans après l’émergence d’un nouveau rêve socialiste, la population vit aujourd’hui dans un gigantesque camp de concentration à ciel ouvert.

Chronique d’une élection annoncée

Si ces élections présidentielles pouvaient donner l'espoir d'un changement et la perspective d’un nouveau départ, la plupart des Vénézuéliens ont préféré s'abstenir car le résultat était connu d’avance. «Même si nous votons, nous n’élisons pas», répondent en masse les habitants. Nicolas Maduro a été réélu sans surprises avec 68% des voix lors d’un scrutin avec une abstention historique de 54%.

«Même si nous votons, nous n’élisons pas», répondent en masse les habitants. © 2018 Bon pour la tête / Domenica Canchano Warthon

Ces élections appelées par l'Assemblée Constituante et non par le corps électoral, comme dicté par la loi, sont entachées d’irrégularités et d’achats de voix.

«L’objectif de Maduro est une démoralisation psychologique du peuple.» © 2018 Bon pour la tête / Domenica Canchano Warthon

«Auparavant, j'étais une Chavista; maintenant, je pense avant tout à survivre», dit Gabriela De la Vega, 34 ans, mère de trois enfants. Elle, comme beaucoup d'autres chavistes, s'est abstenue de voter. «Hier, je n'ai pas voté, nous savions que Maduro allait gagner. Nous, les Vénézuéliens, avons voulu que le monde se rende compte que même si nous ne votions pas, sa victoire était acquise».

Gabriela De la Vega, qui nourrit des dizaines d'enfants depuis un an et demi, s'est abstenue de voter. © 2018 Bon pour la tête / Domenica Canchano Warthon

Chez elle, à San Miguel la Vega, elle nourrit 87 enfants depuis un an et demi grâce au projet Nourrir la Solidarité, promu par un groupe de jeunes. Parmi ses fondateurs, le leader du mouvement national de la jeunesse La Fuerza Joven, Roberto Patiño, qui a soutenu le candidat de l'opposition Henrique Capriles aux élections présidentielles de 2012.

«Lors d'un voyage au Venezuela, une fille m'a dit qu'elle avait faim. Je suis resté choqué et j'ai alors pensé que je pouvais faire quelque chose», explique Patiño à propos de ses débuts, lui qui est aussi fondateur du mouvement socioculturel «Caracas Mi Convive».

Ici, quelque 1150 enfants sont nourris chaque jour grâce à des dons. © 2018 Bon pour la tête / Domenica Canchano Warthon

«Nous avons servi 250 000 déjeuners en deux ans. Nous avons 12 salles à manger, nous nourrissons 1150 enfants chaque jour grâce à des dons. Les gens du quartier aident volontairement, même dans les quartiers ultra chavistas comme celui où nous sommes maintenant, El Valle. Le jeune Patiño a aussi des idées claires pour l’avenir: se préparer à entrer en politique.

Mais dans un tel contexte, tout le monde semble d'accord pour dire que la faim n'a pas de couleur politique. Ou du moins pas aujourd'hui, dans l'un des quartiers les plus pauvres du pays.

Roberto Patiño a des idées claires pour l’avenir: se préparer à entrer en politique. © 2018 Bon pour la tête / Domenica Canchano Warthon

«Avant, dans ce quartier, on ne pouvait pas venir. "Dehors, sortez d'ici", nous criaient les habitants. Le gouvernement a instauré la haine entre nous. Dans ma salle à manger, il y a encore des chavistas; ensemble, nous travaillons pour notre communauté. Mon oncle chavista a arrêté de me parler quand j’ai cessé de l'être il y a 6 ans, le jour où j'ai réalisé que tout n’était que violence», conclut Gabriela.

Même dans ce quartier, les enfants ne vont plus à l'école, ils n'ont pas la force d'y aller avec l'estomac vide et sans vêtements. Un simple savon coûte 2 500 000 bolivars.



«L’objectif de Maduro est une démoralisation psychologique du peuple»

Les cinq dernières années ont été comme un tremblement de terre pour de nombreuses familles. Les plus modestes, qui imaginaient pouvoir commencer à construire un avenir, ont soudainement vu arriver la crise. Les familles ont commencé à se démembrer avec le départ de plusieurs des leurs dont une majorité de jeunes. Un exode massif pour la survie. «Ici, dans la communauté d’El Valle, nous comptons environ 2700 familles. Environ 450 personnes seraient déjà parties», explique José Luis Gonzalez, leader de cette communauté.

La révolution bolivarienne a été une tromperie pour tous ceux qui espéraient une vie meilleure. C'est ce que l'on entend de la bouche même de ceux qui l’avaient soutenue.

«Hugo Chávez a apporté avec lui la corruption, puis, peu à peu, le système entier a été corrompu et tout a été détruit», dit José Luis Gonzalez.

«Il s’est lui-même chargé de supprimer toutes les entreprises ainsi que des sociétés multinationales telles que Procter Gamble ou Johnson&Johnson. Celles-ci offraient des opportunités d'emploi, étaient productives pour le pays, fournissaient du matériel, des cosmétiques. Nous avions des laboratoires pharmaceutiques performants. Tout cela a été anéanti. Tous les principaux services dont nous avions besoin ont été détruits».

José Luis Gonzalez: «Tous les principaux services dont nous avions besoin ont été détruits». © 2018 Bon pour la tête / Domenica Canchano Warthon

Affamer une population et la mettre à genoux, cela ne va-t-il pas à l'encontre des intérêts de Nicolas Maduro?

Beaucoup pourraient le penser, mais «cela fait partie de sa politique de persécution», explique sans détour le sociologue vénézuélien Tulio Hernández. «L’objectif de Maduro est une démoralisation psychologique du peuple. Il veut effrayer la classe moyenne et obliger le peuple à se soumettre. Pour parvenir à ses fins, il affame la population. Cela oblige les gens à faire de longues files d'attente pour obtenir de quoi manger. C’est une sorte de «diversion» qui donne priorité aux besoins primaires afin d’éviter les manifestations».


Depuis 2014, près de 200 Vénézuéliens sont morts lors de rassemblements d’opposants et plus de 12'000 ont été arbitrairement arrêtés ou détenus. Parmi les victimes, de nombreux jeunes, y compris des anciens chavistes.


Précédemment dans Bon pour la tête

(3)  Un peuple en marche pour l’exil - Domenica Canchano Warthon

(2) «Au Venezuela, les forces de sécurité tuent nos enfants»- Domenica Canchano Warthon

Venezuela: l'exode - Jacques Pilet

Le jeu pervers des sanctions internationales - Jacques Pilet

Les affres de la gauche sud-américaine - Jacques Pilet

Contre le régime, les urnes sauvages ont parlé - Jacques Pilet

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

6 Commentaires

@miwy 04.06.2018 | 05h47

«très beau début, intéressant, bien écrit... me réjouis de la suite»


@fauras 04.06.2018 | 11h48

«Merci pour cet article éclairant. Malheureusement les médias occidentaux ne réalisent pas à quel point la situation est catastrophique dans ce pays. Bravo pour cette enquête.»


@bouboule 04.06.2018 | 21h57

«La gauche européenne a préféré entendre le dogme et est restée aveugle à la lente dégradation de ce pays
»


@yvesmagat 04.06.2018 | 23h46

«Reportage intéressant sur une situation dramatique. Espérons qu'enfin la droite vénézuélienne comprenne que ses décennies d'aveuglement ont une part de responsabilité dans l'arrivée de Chavez-Maduro au pouvoir. Attention quand même à l'utilisation du terme de "camp de concentration " pour des situations qui n'ont rien à voir !»


@Wapiti 05.06.2018 | 02h53

«Qui control les allegation? Pas tres Suisse »


@stef 09.06.2018 | 15h48

«Après des décennies de "Capitalisme du désastre" initiée par Milton Friedman et soutenue par les Boys de Chicago, qui a fait souffrir le Chili, la Bolivie, l’Argentine, il y a comme un contre-coup réactionnaire à cette précédente situation.
Idéologiquement, Chavez a eu raison mais, une fois de plus, le facteur humain (corruption), ainsi que les efforts considérables déployés par le FMI et les USA pour faire capoter cet "essai socialiste" dans le cône sud a malheureusement réussi...»