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Culture / Quand la guerre, contre toute attente, revigore notre humanité


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Deux écrivains de grande envergure, tous deux de double origine russe et ukrainienne, s’élèvent au premier rang de l’opposition à l’agression de Vladimir Poutine contre l’Ukraine: Mikhaïl Chichkine avec «La paix ou la guerre, réflexions sur le "monde russe"», recueil d’essais percutants et qui nous concernent tous, et Andrei Kourkov avec un «Journal d’une invasion» dont les observations au quotidien enrichissent de beaucoup notre connaissance de l’Ukraine et de ses habitants.



«Ça fait mal d’être russe», écrit Mikhaïl Chichkine, auteur russe de mère ukrainienne, dans la préface à la douzaine de textes réunis dans La paix ou la guerre, dont le premier est la reprise de la formidable lettre ouverte qu’il publia en mars 2022, et le dernier une autre véhémente et fraternelle missive à l’Europe, marquée par le passage de celle-ci de l’attentisme à la solidarité.

«Tes experts, Europe, t’ont trompée – et maintenant nous voilà en guerre», écrit ainsi Chichkine. «Cette guerre t’a changée, elle t’a rendue telle que tu es vraiment: unie, forte, humaine. Tu accueilles des millions de femmes et d’enfants ukrainiens. Tu renonces à l’argent sale avec lequel le régime de Poutine finance les assassinats. Tu te montres solidaire des Ukrainiens qui se battent pour votre liberté et pour la nôtre, pour leur avenir et pour le nôtre, pour la dignité de l’Europe et de toute l’humanité». Or ces mots conciliants font suite à des constats beaucoup plus sévères visant l’attitude des Européens après les événements tragiques de 2014 et l’annexion de la Crimée.

Une question plus brûlante que jamais

La question du «que faire?» hante les adversaires russes de l’autocratie depuis le temps des jeunes révoltés évoqués par Dostoïevski, et plus précisément après la parution (en 1863) du roman «culte» de Nicolaï Tchernichevsky portant ce titre, mais le «que faire?» des écrivains russes s’est chargé d’une nouvelle signification avec les dissidents du régime soviétique, à commencer par Soljenitsyne. Soit dit en passant, celui-ci a formulé une double mise en garde contre la tentation impériale de la Russie et contre les déchirures fratricides, dans son essai intitulé Comment réaménager notre Russie…

Pour en revenir à la question de Mikhaïl Chichkine, sa réponse est que l’écrivain doit faire ce qu’il peut: «Il faut dire les choses clairement. Se taire, c’est soutenir l’agresseur, la guerre». Lui-même, après avoir acquis un statut de premier plan dans la littérature russe contemporaine, avec de grands romans largement reconnus et traduits dans une trentaine de langues, a payé de sa personne en refusant de cautionner la politique de Poutine dès 2014.

Expliquant son «mal russe», il est en effet on ne peut plus clair: «L’objectif déclaré de l’"opération spéciale" de Poutine en Ukraine était de sauver les Russes, la culture et la langue russes des fascistes ukrainiens. Les attaques ont principalement pris pour cibles des villes russophones du pays, avec leur population. Des crimes de guerre ont été commis non seulement contre des êtres humains mais aussi contre ma langue. La langue de Pouchkine et de Tolstoï, de Tsvetaeva et de Brodsky est devenue celle des criminels de guerre et des assassins. Dans un avenir prévisible, on n’associera plus la Russie à la musique et à la littérature russes, mais à des bombes qui s’abattent sur des enfants, aux images effroyables de Boutcha»... 

Entre autres thèmes majeurs de La paix ou la guerre de Chichkine, trois d’entre eux me semblent particulièrement importants: la remise en question de la face sombre de l’âme russe, émanation politisée de la «douce orthodoxie» qui invoque Dieu pour livrer sa «guerre métaphysique» contre l’Occident vicieux; l’exemple historique de Thomas Mann dans sa lutte contre la peste nazie, assorti de pages à valeur historique; et la question à venir d’un équivalent, par rapport aux crimes du communisme jamais jugés, et à la dérive totalitaire de Vladimir Poutine, de la dénazification opérée par les Allemands.

S’agissant du «monde russe» revisité par Mikhaïl Chichkine, l’on peut se rappeler le démon folklorique au nom de Vii, figuré comme un monstre aux paupières lui tombant jusqu’aux pieds, ledit monstre d’aveuglement nous évoquant les âmes mortes de Gogol, auteur ukrainien, autant, par contraste, que la soudaine prise de conscience d’Ivan Illitch, le personnage de la nouvelle de Tolstoï dont la conscience se réveille soudain quand il apprend qu’il va mourir.

Révélations de la mort: livre majeur du philosophe russe Léon Chestov, juif et chrétien à la fois, sondant la double nature du génie russe éperdu de messianisme violent et non moins capable de bonté, qui a fait dire au traducteur André Markowicz que le moment est aujourd’hui venu de se détourner du Dostoïevski idéologue de l’impérialisme panrusse pour lui préférer l’humble humanité d’un Tchekhov, lui aussi à moitié Ukrainien (!) comme le fut Soljenitsyne et comme le sont Mikhaïl Chouchkine et Andrei Kourkov.

Dans l'épaisseur du réel

Or c’est à celui-ci qu’on s’en remettra pour en apprendre plus sur l’Ukraine et les Ukrainiens dont leur histoire tragique a fait de redoutables joueurs d’échecs – d’où les «coups d’avance» de l’auteur – des réalistes refusant le fatalisme, de bons vivants tenant jalousement à leurs douze recettes de bortch – toutes choses qu’on retrouve dans cette merveille d’humanité que représente le Journal d’une invasion.

«La guerre nous a chassés de chez nous, moi et ma famille. Je suis devenu l’un des millions d’Ukrainiens déplacés», écrit Kourkov, «mais c’est aussi la guerre qui m’a donné l’occasion de mieux comprendre mon pays et mes compatriotes». Et de relever ensuite que la volonté de Poutine de détruire l’Ukraine en tant qu’Etat indépendant n’a fait que renforcer l’identité nationale ukrainienne, et cela encore: «Du fait de cette guerre, le monde comprend désormais mieux l’Ukraine – Il la comprend mieux et l’accepte mieux comme un Etat européen à part entière».

Or le premier intérêt de ce journal tient au fait que ses premières pages datent de décembre 2021 et ressaisissent donc, deux mois avant l’invasion, et avec de nombreuses vues prémonitoires, l’ambiance de ces jours d’incertitude angoissée.

«La Guerre sème la mort, écrit Andrei Kourkov, mais elle réveille aussi l’humanité en nous. Voilà qu’on veut soudain aider les autres, ceux qui sont en difficulté. Ils sont des millions, ces temps-ci. Mais on peut dire sans exagérer qu’ils sont aussi des millions à leur venir en aide».

Optimiste «malgré tout», il excelle à rappeler la beauté des choses et la bonté des gens sans se bercer d’illusions pour autant: «Je suis quelqu’un qui aime et savoure la vie, les rayons du soleil, le ciel bleu, les étoiles dans le ciel d’une nuit d’été. Cela me réconforte d’avoir été heureux, et je suis très triste pour les jeunes. Mais je vois comment ils résistent aux forces qui cherchent à leur voler leur avenir. De jeunes couples se sont mariés au pied des barricades dressées aux entrées de la ville par les forces de défense territoriale. Plus de 480 enfants sont nés à Kyiv depuis le début de la guerre. Ils sont presque tous nés sous terre, dans des abris antiaériens, sur des quais de métro, au sous-sol des maternités. Je veux imaginer leur avenir plein de lumière, plein de soleil. Mais, pour cela, il faut d’abord qu’ils survivent»…

La survie des Ukrainiens, au moment où se prépare peut-être la reconquête de la Crimée et quelle grande offensive de ces mois à venir, Andrei Kourkov la détaille au jour le jour, dès les premiers bombardements de Kyiv, dans le premier refuge qu’il trouve avec les siens en Transcarpatie et jusqu’en juillet 2022, au fil de nombreux déplacements et rencontres parfois bouleversantes. Et ce sont des agapes aux bougies, des gestes de solidarité sans nombre, des conversations au sauna ou sur les quais du métro devenu refuge antiaérien où l’on improvise des séances de cinéma et où l’on verra même (aujourd’hui diffusé sur Netflix), le président Zelensky répondre longuement aux questions d’un journaliste américain devant un public ému – autant d’histoires de vie relevant de ce qu’on appelle «l’épaisseur du réel».

A de multiples égards, les réflexions et témoignages de Chichkine et de Kourkov (celui-ci décernant à celui-là le cordial certificat de «bon Russe»…) se recoupent, qui renvoient enfin aux reportages en Russie d’Anne Nivat (Un continent derrière Poutine?), dont l’amour de la Russie lui a été transmis par ses parents – le grand slaviste Georges Nivat ayant lui aussi clamé son indignation contre le tsar motard parano, et sa douleur devant la tragédie…


«La paix ou la guerre. Réflexions sur le "monde russe"», Mikhaïl Chichkine, traduit de l'allemand par Odile Demande, Editions Noir sur Blanc, 204 pages.

«Journal d'une invasion», Andrei Kourkov, traduit de l'anglais par Johann Bihr, Editions Noir sur Blanc, 254 pages.

«Un continent derrière Poutine?», Anne Nivat, Editions Points-Seuil, 203 pages.

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