Culture / Quand Giuliano Da Empoli s’en prend aux nouveaux prédateurs
A l’inquiétude croissante et confuse qui prévaut aujourd’hui, l’essayiste, en homme de grande expérience «sur le terrain», observateur lucide nourri d’Histoire et dont le présent récit foisonne d’anecdotes significatives, oppose sa lucidité d’esprit libre en nous promenant du siège new yorkais de l’ONU aux coulisses machiavéliennes de Riyad ou Washington, partout où les conquistadors de la tech dament le pion aux politiques. Le tableau fait froid dans le dos, dont l’intelligence sans artifice revigore pourtant...
La sidération caractérise les temps que nous vivons, dont les épisodes jalonnent la série de téléréalité ahurissante qui se joue sous nos yeux: de l’effondrement des tours jumelles du 11 septembre 2001 à la razzia du Hamas du 7 octobre 2023, préludant à un massacre de masse relançant toutes les haines alors même que l’Europe tarde à se reconnaître sidérée par le retour de la guerre sur son sol, nous vivons comme en temps réel, par réseaux interposés, le retour de la violence jusqu’aux confins de l’apocalyptique menace nucléaire.
«L’apogée du pouvoir ne coïncide pas tant avec l’action qu’avec l’action irréfléchie», écrit Giuliano Da Empoli dans L’heure des prédateurs, «la seule à même de produire l’effet de sidération sur lequel se fonde le pouvoir du prince». A cet égard, les actions qui nous semblent si «irréfléchies» d’un Donald Trump ne sont à envisager, passée la sidération, qu’au vu de leurs résultats. Comme l’écrit encore Da Empoli: «Trump n’est au fond que l’énième illustration de l’un des principes immuables de la politique, que n’importe qui peut constater: il n’y a pratiquement aucune relation entre la puissance intellectuelle et l’intelligence politique. Le monde est rempli de personnes très intelligentes, même parmi les spécialistes, les politologues et les experts, qui ne comprennent absolument rien à la politique, alors qu’un analphabète fonctionnel comme Trump peut atteindre une forme de génie dans sa capacité à résonner avec l’esprit du temps.»
Dans le même ordre de constats procédant plutôt du «chaordre», Giuliano Da Empoli atteint un pic de sidération, pour son lecteur, dans un chapitre où l’on voit deux pontes de l’IA, le patron en personne d’Open AI (Sam Altman) et celui de Deep Mind (Demis Hassabis) expliquer, dans un hôtel chic de Lisbonne où sont réunis, notamment, le secrétaire général de l’OTAN et son commandant militaire, la présidente du Parlement européen, plus une flopée de ministres et quelques milliardaires et autres PDG, en quoi consiste le monde à venir. Or «plus les technologues essayaient de les mettre en confiance, plus une main de glace caressait la colonne vertébrale des participants»…
Désarroi total des représentants du «monde d’avant» devant les perspectives «magiques» de l’IA. Sidération que tâcha de surmonter Henry Kissinger en personne à la veille de ses cent ans quand, à la suite de sa première rencontre avec Hassabis, il avait posé cette question toute bête que les idiots que nous sommes nous posons à l’unisson: «Qu’adviendra-t-il de la conscience humaine si son propre pouvoir explicatif est dépassé par l’IA et que les sociétés ne sont plus en mesure d’interpréter le monde qu’elles habitent en des termes qui aient un sens pour elles?»…
Après le «monde d’avant», la bascule…
Féru de séries télé, dont il cite plusieurs des fleurons en matière d’analyse psycho-politique ou socio-idéologique (à savoir À la maison blanche, House of cards, Veep, Le Parrain et Squid Game), Giuliano Da Empoli joue ici, en écrivain libéré des contraintes de l’essai sagement structuré, avec le genre du feuilleton de haut vol en découpant son récit en situations représentatives. Lieux et dates situent chaque séquence, de façon apparemment décousue mais suivant en fait une réflexion très cohérente et persuasive, fondée sur autant d’observations aussi fines que parfois inattendues, toujours concrètes et originales.
Plus que des raisonnements abstraits, celui qui a endossé, comme le Huron de Voltaire, la tenue d’un scribe aztèque qui rendrait compte de l’affrontement de l’Empire de Moctezuma et des conquistadores arrivistes, observe et note les traits et les tics, la dégaine vestimentaire et les posture des (pseudo) grands personnages qu’il fréquente souvent de près, d’abord dans le palais de verre de l’ONU à New York où les premiers signes de la «révolution» en marche lui apparaissent, puis à Ryiad dont les princes – à commencer par le suave et machiavélique Mohammed Ben Salman – lui évoquent la cour des Borgia, à Washington (siège du nouveau Nombril mondial), à Chicago pour une séance chez les démocrates relevant de la party «new age» rétro voire barjo, à Montréal et à Lisbonne où les technologues de haut vol se font courtiser par les politiques; et, dans la foulée, l’image d’un Mark Zuckerberg se faisant un selfie «grave génial» sur la place Tian’anmen où plus de mille étudiants chinois ont été massacrés, illustre bien la nouvelle amnésie assumée des prédateurs, et leur souriante non moins qu’arrogante muflerie…
Le chaos du nouvel ordre
Dans Les ingénieurs du chaos (Lattès 2019, repris en Folio), Giuliano Da Empoli a largement documenté, déjà, les accointances entre les technologues du numérique et les mouvements populistes jouant sur les inquiétudes élémentaires des «vraies gens» – notamment rapport à l’immigration, à l’insécurité et au coût de la vie –, mais L’heure des prédateurs va plus loin dans l’identification d’une nouvelle espèce, ou plus exactement dans le repérage d’un regain de vieille violence (il pourrait citer au passage le casting de canailles de L’Enfer de Dante) se déployant sans gêne dans un biotope politico-économique où la diplomatie cède le pas aux influenceurs-décideurs brutaux (les métiers d’ambassadeur ou d’avocat se trouvant de plus en plus mal cotés), l’obsession de la réussite et le primat de l’argent scellant la folle logique monétisée de la fuite en avant, à l’enseigne d’un «chaordre» emblématique où l’IA risque de cristalliser la pire dictature.
A cet égard, le «dictateur le plus cool» que représente le président du Salvador, Nayib Bukele, prédateur tropical émule et laudateur de Donald Trump, fait figure de ludion folklorique, dans ses tenues extravagantes conçues par la stylise de Miss Univers, par rapport aux risques réels d’un chaos et d’une sidération issus du mauvais usage possible de l’IA.
«Le pouvoir de l’IA n’a rien de démocratique, ni de transparent», affirme Giuliano Da Empoli au terme de son investigation. «Plus qu’artificielle, l’IA est une forme d’intelligence autoritaire, qui centralise les données et les transforme en pouvoir. Le tout dans l’opacité la plus totale, sous le contrôle d’une poignée d’entrepreneurs et de scientifiques qui chevauchent le tigre en espérant ne pas se faire dévorer»…
Vous non plus? Nous non plus!
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@miwy 30.05.2025 | 06h37
«Un excellent JFK, merci»