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Culture / Les animaux du bois sacré s’abreuvent à la même source


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Mélange d’obscures figures et de lumière épurée, la poésie est parfois la voie de la connaissance la plus profonde. La Fontaine est à relire d’une œil neuf, grâce à Michel Serres, et deux artistes-poètes reprennent le chemin de l’animalité sublimée, à la suite de Leonora Carrington. Avec un clin d’œil à Montaigne, qui a fait le bilan de l’«hommerie»…



Je venais de revoir, l’autre soir, l’atroce Mississipi burning d’Alan Parker, qui raconte la traque des salopards qui assassinèrent, en 1964, trois jeunes militants (deux blancs et un noir) des droits civiques, et je repensais à la meute raciste en termes aussi rageurs que malvenus (les chiens, les porcs, les brutes bestiales) puisque, aussi bien, ce vocabulaire ne disait pas l’essentiel, à savoir que la haine déferlant dans ce film-manifeste relève bel et bien de l’«hommerie» et non d’une fureur imputable à la gent animale.

Or je revins, le lendemain, à ma réflexion sur cette confusion de notre vocabulaire courant, qui dissimule les vices humains sous les masques de figures animales, à propos de deux écrits comptant au nombre de mes diverses lectures en cours: à savoir une fine plaquette poétique aux superbes enluminures multicolores de Claude-Henri Bartoli, que venait de m’envoyer mon ami congolais Bona Mangagu, traitant précisément du lien unissant l’homme et l’animal, en hommage à l’artiste mexicaine Leonora Carrington, et l’édition posthume d’une vaste réflexion du philosophe Michel Serres toute consacrée à la tradition multiséculaire et multiculturelle des fabulistes, et plus particulièrement au corpus des fables de Jean de La Fontaine, revisitées sous les aspects multiples d’une initiation enfantine aux réalités de la vie et d’un nouvel inventaire des vertus et de vices,  conquêtes et turpitudes de notre drôle d’espèce.

Aux sources du totémisme et du chant premier

 Le premier mérite de Michel Serres, navigateur de la pensée au double regard de scientifique et de moraliste au sens très large, enseignant aux States comme le fut son ami René Girard, et passionné autant que celui-ci de littérature et d’anthropologie, est de procéder à un premier dépoussiérage de l’image conventionnelle du La Fontaine appris par cœur dans les familles et les écoles, à valeur sainement édifiante, et d’en célébrer immédiatement le génie tout français de la langue, avant d’en détailler la richesse phénoménale «à l’arrivée», et bien au-delà du cercle social et du siècle, comme résultat d’une pensée remontant, chose connue, à Esope, mais aussi à Ovide et à ses métamorphoses, et plus en amont à Homère et aux traditions perse ou orientale, jusqu’aux ancêtres des animaux de la ferme en leurs emblèmes totémiques...

 Pourquoi les compagnons d’Ulysse, transformés en animaux par Circé dans L’Odyssée d’Homère, refusent-ils de renoncer à leur animalité dans l’interprétation que propose La Fontaine du même épisode, et comment l’entendrions-nous aujourd’hui où se répand telle nouvelle idéologie «animalitaire», parfois jusqu’à l’absurde?

De telles questions  foisonnent à la lecture de Michel Serres lisant La Fontaine lisant Esope ou Plutarque ou tel archaïque conteur oral sous son arbre à paroles, qui nous ouvrent de nouvelles voies d’écoute ou d’échange avec l’animal qui est en nous et les animaux tenus pour inférieurs alors qu’ils sont à peine différente et parfois meilleurs à tel ou tel égard − ainsi que le relevait un Montaigne…

Il faut lire, à ce propos, le délicieux commentaire qu’en fait André Comte-Sponville dans son Dictionnaire amoureux de Montaigne à l’article intitulé Animaux, où l’on voit (comme souvent) l’originalité profonde et la liberté de pensée du merveilleux Girondin lançant un pont entre l’Antiquité et notre futur, raillant «cette royauté imaginaire qu’on nous donne sur les autres créatures» et poussant même le bouchon jusqu’à prétendre «qu’il y a plus de distance de tel à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle bête», ce que confirme en effet notre fox Snoopy d’un regard entendu…

Mais c’est dans la nuit remuante de notre subconscient que se fonde le plus naturellement la vieille alliance, où puise la poésie de tous les temps, du chant archaïque aux résurgences contemporaines, notamment à l’enseigne du surréalisme auquel s’apparente Leonora Carrington. 

Comme un chant de réconciliation

Bien au-delà des «leçons» édifiantes auxquelles on réduit trop souvent La Fontaine, celui-ci n’aura cessé d’évoquer des ombres et des conflits que dissimule la grâce ou les lumières de sa prose versifiée, et ce sont des combats à becs et griffes qui ponctuent l’ «hominisation» de notre espèce, de conquêtes territoriales en guerres de sexes ou de races.

«L’homme et la bête ne font qu’un», écrit Bona Mangangu dans Le songe de Leonora Carrington. «Leurs effluves se mêlent. / L’homme sent le fauve; l’animal, le végétal et la boue, la Vie. / Mon angoisse se détache péniblement de mon corps».

Le poème a surgi  de «l’ardeur de la nuit», comme «une main venue du plus loin de l’enfance», y apparaissent «des oiseaux énigmatiques» qui se lèvent «des cendres de la nuit / Pour porter secours aux victimes de la Raison et du Pouvoir», et l’on revivra, d’images en images, les affrontements élémentaires de la nature et des figures sexuées, présences adverses, avec des hommes «bons ou mauvais» qui veulent «gouverner des courants d’air», tel mâle «dans sa splendeur» dont le monde a chaviré devant l’assurance d’un batracien, telle «gardienne des mystères» gardant seule la «puissance de procréer», et l’appel final à quelle «douce présence».

La peinture de Leonora Carrington, comme celle de Leonor Fini, est d’une fée-sorcière sourcière de visions oniriques pleines de créatures composites et trouvant un écho pacifié dans le poème de Bona le Congolais dont les bribes nous reviennent du large par un vent sentant bon l’Afrique initiale: «Nous aborderons les rivages ensemble, annoncés d’oiseaux, mes compagnons de dérision»…

«Tu sera admis au sein du peuple qui vient. Le peuple de l’esprit et du vent. Le peuple du réel, du rêve, de l’irrationnel et du mythe»…

«Nous laisserons s’égayer parmi nous les bêtes domestiques et sauvages. Les animaux de nos rêves et de notre fantaisie. Puisqu’ils ont plus que ce que nous prétendons posséder»…

«Nous inventerons un langage simple pour nous laisser admettre parmi eux»… 



«La Fontaine». Michel Serres, Editions Le Pommier, 416 pages.


«Dictionnaire amoureux de Montaigne», André Comte-Sponville, Editions Plon, 633 pages.


«Le songe de Leonora Carrington», Bona Mangangu, illustrations de Claude-Henri Bartoli, Arcana éditions nomades, 50 pages.

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