Chronique / Au-delà du confinement, la liberté est en nous-même…
La Bulgare Kapka Kassabova, établie dans les Highlands écossaises, mais revenue à ses sources balkaniques, en a ramené, sous le titre de «Lisière», un récit saisissant à valeur multiple de reportage géo-politique, de document humain aux figures mémorables, de méditation sur les notions de frontière et d’identité, ou encore de grand poème existentiel mêlant mythologie antique et tragédies actuelles, alternant ombres et lumières.
Nous venions d’entrer en quarantaine mondiale lorsque, d’un clic, j’ai rejoint en pleine nuit la belle Kapka au fin fond des monts Rhodopes, dits aussi «montagnes de la folie», en quête d’un mythique village-où-l’on-vit-pour-l’éternité, aux confins de trois entités historico-politiqes (Bulgarie-Grèce-Turquie) où les hommes, depuis la nuit des temps «barbares», n’ont cessé de se chasser d’un côté et de l’autre.
Dans la seconde partie du XXe siècle, de nombreux jeunes gens épris de liberté ont perdu la vie dans ces forêts truffées de gardiens en armes en essayant de passer un rideau de fer fantomatique mais terriblement réel, et, plus récemment, dans un mouvement inverse, de non moins nombreux migrants se sont fait piéger alors qu’ils tenaient d’entrer en Europe − symbole à leurs yeux de paix et de prospérité.
Jusque-là, j’ignorais tout des monts Rhodopes, ne me doutant pas que c’était là-bas, à la frontière invisible séparant l’Occident de l’Orient, qu’un certain Orphée, pénétrant dans une grotte percée au flanc de la montagne dite du Jugement, avait accédé au royaume des ombres comme Dante au «milieu du chemin» de sa propre vie; je ne savais rien des cérémonies purificatrices perpétuées par les habitants de ces lieux se retrouvant pour des ablutions aux sources miraculeuses entrecoupées de danses sur les braises, et d’un clic, en pleine période obsédée par les fameux «gestes-barrières», j’entrai dans ce monde enchanté qui est à la fois notre monde, virus compris.
Un réseau sans barrières
C’est par un autre clic, via Facebook, que mon compère Alain Dugrand − vétéran de la première équipe du journal Libération des années July et juré-secrétaire du prix Nicolas Bouvier à l’enseigne du festival Étonnants Voyageurs – m’a, le premier, recommandé la lecture de Lisière, et, comme les librairies se trouvaient alors interdites d’accès, ce fut via Kindle que je me pointai donc, cette nuit-là, dans cette «histoire humaine de la dernière frontière en Europe», au seuil de laquelle cette belle grande bringue de Kassabova, à propos des nouvelles barrières s’élevant ici et là dans notre drôle de monde, mur de Trump compris, situait sa démarche focalisée sur la «dimension humaine de l’histoire» en ces termes; et plus précisément, à propos des barbelés visant à endiguer le flux migratoire en provenance du Moyen-Orient: «Déplacements et barricades à l’échelle mondiale, nouvelles formes d’internationalisme et vieux réflexes nationalistes: telle est la maladie systémique qui gangrène notre monde et se propage de périphérie en périphérie, car à l’heure actuelle il n’existe plus un seul endroit retiré. Enfin, jusqu’au jour où vous vous perdez dans la forêt»…
Or le moins qu’on puisse dire, au fil du parcours de Kapka Kassabova, c’est qu’elle ne se perd pas plus que le cher Dante Alighieri suivant son guide dans sa «forêt obscure», même si elle ne sait pas exactement ce qu’elle cherche, comme elle le confiera en fin de parcours à une guérisseuse de bon conseil. De la génération qui avait vingt ans quand le mur de Berlin s’est effondré, elle n’a jamais cru aux «lendemains qui chantent» de l’idéologie politique ni à quelque au-delà rassurant promis par telle ou telle doctrine religieuse. Contrairement à l’auteur de la Divine comédie, dont la quête parachevait le pèlerinage du Moyen Age chrétien sur des bases poétiques et théologiques bien établies, avec Virgile pour mentor et Thomas d’Aquin en soutien dogmatique, la brave Kapka se retrouve en somme, au XXIe siècle, dans une situation rappelant à la fois celle d’Ella Maillart en ses premières explorations, avec un souci quasi ethnographique d’enquêtrice sur le terrain, à la rencontre de personnes plus ou moins déplacées qu’on dirait les survivants d’on ne sait quelle catastrophe passée, au seuil d’une ère non moins inquiétante. Comme l’Américaine catholique Annie Dillard observant la nature proche ou les Indiens d’Amazonie, pas loin non plus des investigations de la journaliste russe Svetlana Alexievitch, la voici donc arpenter ces hautes terres farouches et magnifiques de la Stranja et se confronter à l’histoire du XXe siècle «à visage humain», et ce sont alors autant de rencontres surprenantes autant de destinées touchantes ou glaçantes, évocatrices d’un temps confus où se mêlent toutes les époques, les croyances et les pratiques. Ainsi l’ancien agent du renseignement bulgare, relooké en jouisseur cynique à compagne raciste en bikini, voisine-t-il avec le délateur-exécuteur en mal de justifications, mais aussi avec les gens simples du village-dans-la vallée ou avec les porteuses d’icônes et les pèlerins nocturnes fouleurs de feu des cérémonies immémoriales.
Kapka Kassabova.
Une guérisseuse de bon conseil…
Les «purs» littéraires, invoquant le «pur» Mallarmé en faussant d’ailleurs ce qu’il entendait par là, évoquent parfois l’«universel reportage» comme un sous-genre négligeable, alors que les récits de voyage, aujourd’hui, se trouvent au contraire exaltés au titre d’une prétendue «littérature-monde» supposée plus «authentique» en tant que telle, effets de mode compris.
En lisant Lisière de Kapka Kassabova, ces distinctions paraissent à vrai dire académiques, voire dérisoires, tant ce récit «journalistique» recèle de «poésie», parfois aussi envoûtant que telle nouvelle de Buzzati ou que tel roman de Kadaré, tout en restant aussi factuel que les enquêtes d’un Richard Kapuscinski.
La lecture n’est qu’un voyage virtuel, mais lire Lisière m’a paru aussi tonique et roboratif qu’une virée réelle dans nos forêts, ponctuée de rencontres non moins marquantes que leurs homologues en 3D… Jusqu’à la dernière, guérisseuse à tête d’oiseau qui a fait carrière dans la médecine conventionnelle avant d’en arriver à la conclusion que toute douleur a des causes probablement spirituelles et remarquant que «la médecine a horreur d’admettre à quel point elle est impuissante».
Et Kapka Kassabova de détailler les pratiques singulières de la guérisseuse − recoupant les croyances et autres «secrets» de multiples traditions spirituelles d’essence populaire restées vivaces en ces lieux où paganisme, islam et christianisme s’entremêlent −, qui finit par la soumettre à un rite destiné à la délester du poids de tout ce qu’elle à vécu dans ces « montagnes de la folie » et lui rendre, le pied léger, son inaliénable liberté…
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