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Chronique

Chronique / Interdit d’échanger un regard

Gian Pozzy

23 juin 2017

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En Suisse, dans les transports publics, il y a une règle impérative: ne jamais croiser le regard de quelqu’un. Parce que, vous comprenez, un regard échangé, ça crée de la connivence. Et on ne va quand même pas se sentir en connivence avec une personne que l’on ne connaît pas; que l’on connaît d’autant moins que, tous les matins, elle monte dans le même bus à la même heure et s’assied à la même place – pour peu qu’il y ait encore le choix.



Vous me voyez, moi, exprimer de la connivence avec cette sexagénaire aux cheveux noirs de jais (c’est le nom de la teinture, je crois), au rouge à lèvres écarlate, aux bajoues lourdement pomponnées, au parfum envahissant, invariablement habillée comme Barbie d’une déclinaison de rose, avec des pantalons molletonnés bouffants qu’elle se fait sans doute livrer directement par le Bazar d’Istanbul car je vous jure qu’ils ne figurent pas au catalogue Zalando? Comme je monte dans le bus bien avant elle, ma terreur est que, faute de places en suffisance, elle décide de s’asseoir à côté de moi. C’est arrivé une fois et je me souviens d’avoir passé tout le trajet à regarder fixement par la fenêtre en comptant les voitures qui arrivaient en sens inverse.


Le tabou du regard échangé s’exprime admirablement par la manière dont les gens manœuvrent pour s’assoir sur une banquette dont l’un des sièges est déjà occupé. On ne se dirige pas tout droit vers la personne assise en la regardant droit dans les yeux avec un sourire avenant qui la remercie d’avance de son hospitalité. Non, il est d’usage de faire la gueule ou de prendre un air très affairé ou très agacé; puis on avance dans le couloir jusqu’à la hauteur du siège vacant et alors seulement on s’assied en présentant son postérieur à la personne assise. Puis on regarde devant soi, encore que, depuis quelque temps, il soit loisible de faire du Candy Crush (casse-bonbons) sur son smartphone.


Quand même, lorsque ce n’est pas la sexagénaire aux cheveux noirs de jais, au rouge à lèvres écarlate, etc. etc. qui monte et qu’il ne reste plus qu’une place à côté de moi, il m’arrive de me faire aussi mince que possible tout en scrutant hardiment la ravissante jeune femme qui pourrait vouloir s’assoir. Parfois c’est raté : elle choisit de rester debout. Mais parfois elle me remercie d’un regard connivent souligné par un sourire et s’assied. Du coup, je me sens réconcilié avec l’humanité. C’est fou ce que certaines journées peuvent bien commencer!


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