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Film de l'année pour «Les Cahiers du cinéma», «Pacifiction» d'Albert Serra ne tient pas vraiment ses promesses. Le cinéaste catalan expérimental y revient certes à un cinéma plus narratif, mais pour mieux lâcher le fil en cours de route.



C'est un film fait pour épater un certain public, cultivé et blasé. Et ça marche! Sinon totalement à Cannes, où Albert Serra a pour la première fois accédé à la compétition, mais sans remporter de prix, du moins auprès de la critique, puisque Pacifiction vient d'être élu «film de l'année» par les rédacteurs des Cahiers du cinéma. Malgré la perte d'aura de cette revue, une référence qui peut encore flatter l'ego et impressionner les gogos. Le problème, c'est qu'à force, les cinéastes les plus malins ont là aussi compris comment s'y prendre: retranchez du scénario et du contexte, rajoutez de la durée et du mystère, et vous aurez droit à des délires théoriques de haut vol! Considéré la tête un peu plus froide, Pacifiction est un film qui vaut le détour pour une certaine originalité, des fulgurances sporadiques et la grosse performance de Benoît Magimel. Par contre, on se saurait garantir de satisfaction.

Après cinq longs-métrages de fiction logiquement restés confidentiels, qui lui ont valu une réputation auprès de l'intelligentsia, Albert Serra a enfin daigné faire un petit effort en direction du public. Quittant les figures littéraires et historiques qui furent jusqu'ici la source de son inspiration (Don Quichotte, Les Rois mages, Casanova, Louis XIV), quitte à les malmener, le cinéaste catalan, 46 ans, a donc enfin réalisé un film dont l'action est contemporaine. On y suit un protagoniste auquel on pourrait presque s'identifier – un représentant de l'Etat français en Polynésie confronté à des rumeurs, mystères et menaces diffuses – avant de réaliser qu'il est lui-même le principal point d'interrogation du film. Au passage, on aura vu des bouts d'îles pas franchement paradisiaques, deviné turpitudes et corruption, pour finir guère plus avancé au bout de 2h45. Tout dépend ainsi de votre tolérance envers un certain flou artistique.

Une menace sur Tahiti

Nous voici donc à Tahiti, où de Roller, le Haut-Commissaire de la République, a l'air comme un poisson dans l'eau. Proche des gens, ce quadragénaire passe d'une réception officielle à une séance de consultation via des établissements plus ou moins louches. Son souci de pacification de sa région est sincère, son habileté diplomatique bien réelle, mais sa solitude (il n'a pas de famille) le rend potentiellement vulnérable. Certaines forces locales ou étrangères chercheraient-elles à en profiter? Ou au contraire, de Roller garde-t-il toujours un coup d'avance? Au moment où la rumeur d'une reprise des essais nucléaires français, malgré leurs conséquences néfastes reconnues sur la santé et l'environnement, se fait insistante, les esprits s'échauffent...

A l'écran, cette tension reste toute relative. On assiste d'abord à l'atterrissage d'un amiral et d'une poignée de marins, qui se retrouvent bientôt à une soirée de night-club à laquelle participe aussi notre héros et tout ce que l'île semble compter de personnalités, du leader polynésien Matahi au beau trans Shannah. Les bribes de conversations font doucement place à la rumeur, qui se précisera les jours suivants. Un étrange hôte portugais se fait voler ses papiers. Il faut faire l'éloge d'une auteure en visite et l'accompagner voir des surfeurs (séquence superbe). Puis de Roller découvre la présence d'un sous-marin au large. L'amiral a beau nier et le Haut-Commissaire rassurer ses administrés, une certaine inquiétude le gagne lui aussi.

Anti-thriller rêveur

Tout ceci, Albert Serra, le filme de manière fluide, mi-contemplative et mi-sensuelle, sans craindre l'abus de chromos. Là où n'importe quel cinéaste anglo-saxon (hormis feu Robert Altman ou David Lynch) aurait tiré un tel matériau du côté d'un thriller paranoaïque, lui choisit une forme de rêverie évanescente, limitée à un périmètre réduit. Des accords internationaux interdisant les essais nucléaires ont beau avoir été signés par la France en 1996 et les organigrammes officiels révéler un Haut-Commissariat bien plus fourni en postes divers, notre auteur tient mordicus à son bout d'idée, aussi peu réaliste soit-il. Dans ces conditions, on ne peut que louer la performance de Benoît Magimel, qui porte le film sur ses épaules. Entre monologues et longues pauses, aisance relationnelle et coups de mou, il parvient à faire croire à son personnage, sa mine cabossée et quelques kilos en trop venant lui conférer une certaine densité.

On se perd en conjectures sur sa relation avec la belle Shannah, qu'il imagine un moment faire son espionne. Il traîne aussi volontiers dans les loges d'une troupe de danseurs, semble très ami avec le patron de boîte (Sergi López, sacrifié) qui accueille des soirées plus tardives chez lui. Partout, cela suinte le sexe plus ou moins déviant, la prostitution, la manipulation et la corruption, et pourtant Serra choisit de ne rien en montrer. L'Américain de service (la CIA?) se contente de rôder par-ci par-là tandis que le vieil amiral boit comme un trou et fait la fête avec de jeunes Polynésiens musclés. Dans un accès d'hubris, de Roller imagine «nettoyer tout ça», puis, après une dernière chasse au sous-marin, semble renoncer.

Et le film de s'achever par d'indéchiffrables «mouvements dans la nuit» sur fond de musique électro, comme si son effort de fiction avait épuisé le cinéaste. L'amiral et ses hommes réembarquent et c'est seulement là, sans crier gare, que tombera une confirmation. Génial? Au-delà du titre, pas vraiment. Plutôt que d'adopter la pose «arty» d'une Claire Denis, dont L'Intrus (2004) se jouait déjà en Polynésie avec une semblable désinvolture envers son récit et la population locale, on aurait préféré voir Albert Serra chercher une vraie cohérence de forme et de propos – comme Arthur Penn ou Kelly Reichardt dans leurs Night Moves respectifs (autre titre merveilleux). Mais pour l'heure, c'est encore trop lui demander.


«Pacifiction», d'Albert Serra (France / Espagne / Portugal, 2022), avec Benoît Magimel, Pahoa Mahagafanau, Marc Susini, Sergi López, Matahi Pambrun, Alexandre Melo, Cécile Guilbert. 2h45

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