Culture / Niki de Saint Phalle, un Ange passe à Zurich
Le Kunsthaus accueille une belle rétrospective de l’artiste franco-américaine: une centaine d’œuvres, des petits formats évoquant Dubuffet aux voluptueuses Nanas, en passant par les spectaculaires «Shooting Paintings»...
Certaines dansent ou prennent le thé dans un salon, se tiennent en équilibre sur un pied ou lèvent les bras triomphalement, se projettent vers le ciel ou font la roue cul par-dessus tête voire – pour la plus monumentale d’entre elles, la plus provocante et sans doute la plus célèbre, Hon – s’allongent jambes ouvertes, sexe ouvert pour faire défiler les visiteurs dans son utérus géant. Délurées, débridées, colorées comme des bonbons anglais ou des prés helvètes, bleu canard et seins fleuris, gonflées comme des zeppelins, les Nanas de Nikis de Saint Phalle sont l’image d’une féminité triomphante, forte, voire menaçante. Hon («elle», en suédois) est à la fois une «déesse païenne» et «la plus grande putain du monde». Une cathédrale et la plus belle femme du monde, «notre première tentative pour battre Gaudi et le facteur Cheval, à Jean et moi», note l’artiste à leur propos. Elles sont nées dans les années soixante, d’abord issues de de fil de fer et de papier mâché, de laine et de textiles, avant le recours à d’autres matériaux synthétiques. On les retrouve dans le vaste espace dédié du Kunsthaus de Zurich, au cœur d’une rétrospective de l’artiste franco-américaine (1930-2002), sous les ailes bienveillantes de quelques Anges protecteurs.
Catherine Marie-Agnès Fal de Saint Phalle, dite Niki, fille d’une Américaine et d’un aristocrate français banquier ruiné par la Dépression, vivra entre ses deux patries, la Suisse et l’Italie. Son lien à la Suisse, outre le fait d’avoir été le grand amour, la muse, l’épouse de Jean Tinguely, tient aussi au fait qu’elle y a fait sa toute première exposition dans une galerie de St Gall, en 1956; elle signe alors Niki Mathews, du nom de son premier époux…
Les Nanas sont à l’origine de l’immense notoriété de leur créatrice – transformées en objets, détournées, gonflées comme des baudruches ou évasées telles des amphores, incarnation de la pop culture, «merchandisées», imitées et copiées plus que toute autre œuvre. Niki de Saint Phalle assume et revendique alors se servir de cette popularité pour financer ses projets majeurs, tel le Jardin des Tarots, qu’elle mettra deux décennies à achever et qui attire toujours des foules de visiteurs enthousiastes en Toscane.
Niki vit toujours à travers ses Nanas, bien entendu, mais son propos va bien au-delà de cette tribu espiègle et de son apparente joie de vivre. Deux générations de féminisme s’y incarnent, mais son art fut aussi salvateur, une thérapie pour cette enfant d’un père incestueux et d’une mère complice, avec lesquels elle n’en finira jamais de régler ses comptes. «En d’autres circonstances, on m’aurait enfermée dans un asile», dira-t-elle.
Derrière l’optimisme fécond et l’humour de la tribu plantureuse, on découvre ainsi d’autres faces plus sombres, dépressives, autodestructrices, la violence sourde de l’artiste. Victime d’un père abuseur durant des années, Niki est aussi une survivante, qui n’aura de cesse de trouver un exutoire à la violence subie.
«J’étais une jeune femme en colère (…) Je n’avais pas d’autre choix que de devenir artiste». L’expression la plus manifeste de cette colère s’incarne dans la série des Shooting Paintings, des performances consistant à tirer à la carabine sur des reliefs recouverts de plâtre et recelant des flacons d’encre, déclenchant des explosions sanguinaires, spectaculaires et provocatrices.
Niki de Saint Phalle intègre alors le groupe des Nouveaux Réalistes, au côté d’Yves Klein, Daniel Spoerri, Tinguely entre autres; elle est invitée dans les plus prestigieux musées à Munich, Hanovre, Paris, Stockholm, Amsterdam ou Rome, au MOMA pour la première fois en 1968.
Son apport à la performance est majeur et ses multiples engagements sur des thèmes sociaux, politiques ou institutionnels demeurent plus que jamais d’actualité.
Autres influences de l’époque: celle de Jean Dubuffet affleure dans ses premiers petits reliefs rassemblant galets, accessoires de cuisine et objets tranchants, lettres, armes et dés à jouer; mais aussi Rauschenberg, Jackson Pollock ou encore l’héritage architectural de Gaudi ou du facteur Cheval…
La centaine d’œuvres prêtées essentiellement par les musées de Nice, Stockholm et Hanovre recouvrent ainsi les multiples champs d’activité de la plasticienne: peinture, dessin, sculpture et assemblages, mais aussi architecture, performances, théâtre et cinéma. Et l’écriture à laquelle l’expo laisse une large place: poésie, journaux illustrés façon BD, citations: l’écriture a toujours été l’autre échappatoire de Niki depuis qu’elle a onze ou douze ans. Elle se dit «heureuse dès qu’elle a une plume en main», a même envisagé, durant ses études, de devenir écrivain. C’est dans une lettre à sa fille Laura qu’elle révèle ainsi avoir été abusée par son père, un témoignage qu’elle prolonge et illustre dans son autobiographie Traces, parue chez l’éditeur suisse Acatos.
Par ses écrits, elle témoigne, expose, prend position, commente, se met à nu. On découvre aussi l’artiste à travers de nombreuses photos et vidéos – notamment de la brève période où elle travaille comme mannequin, faisant la une de Vogue, Elle et d’autres magazines internationaux. Niki évoque la place de la femme dans la société et dans le monde de l’art, alors presque exclusivement dominé par les hommes. «Je n’ai pas le pouvoir de changer la société, mais je peux proposer une vision du monde dominée par les femmes», déclare-t-elle notamment.
La multitude de thèmes abordés et d’entrées possibles dans son œuvre expliquent aussi en partie l’extrême popularité de Niki, sa vie durant et jusqu’à ce jour. La beauté pure, voluptueuse et follement gaie des formes, le symbolisme et la magie qui y affleurent, son féminisme et son engagement, mais aussi son récit à la première personne de l’inceste, font que des gens de toutes origines, sans culture particulière ni intérêt pour les arts plastiques, sont émus, touchés, émerveillés ou simplement amusés par ses créations. Son combat pour des causes universelles tels le sida et le racisme, mais aussi pour d’autres, parfois perçues comme marginales alors: le lobby des armes aux Etats-Unis ou le réchauffement climatique – démontrent combien Niki fut visionnaire. Et reste, à l’heure de #MeToo et de l’activisme climatique, d’une incroyable jeunesse…
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