Culture / Les amours tragiques de Ferdinand Hodler au Musée Jenisch
Au début du siècle, l’artiste s’éprend de Valentine Godé-Darel, qui pose pour lui. Une relation brève et tumultueuse qu’il retrace, des premiers instants heureux à sa maladie et à son lit de mort.
Valentine de dos esquissant un pas de danse, légère parmi un parterre de fleurs, corps nu et gracile aux bras écartés semblable à un oiseau qui plane (Splendeur linéaire, h/t, vers 1909); Valentine en buste, de profil, long cou gracile par-dessus une robe rouge vif, chevelure évoquant la statuaire romaine (Portrait de Valentine Godé-Darel, huile sur papier, marouflé sur carton, 1912); Valentine dansant encore, robe légère révélant une silhouette élégante et pleine de grâce, drapé rouge feu et reflets bleutés sur fond ocre, se retournant vers d’invisibles spectateurs (Etude pour Femme joyeuse, huile, vers 1911). Puis viendront Valentine alitée, le camaïeu d’une chambre blanchâtre, un lit surélevé révélant un visage émacié, Valentine amaigrie, dardant sur nous un regard intense comme une lame, une attitude pleine d’angoisse et d’interrogations (La malade et Portrait de Valentine malade, 1914). Enfin, Valentine ne sera plus qu’une silhouette en creux, profil hâve et tragique inscrit en quelques plis du drap, quelques ombres. Un visage dont l’âme s’envole, un corps déjà rigide aux mains jointes, prolongé par des chaussures et des bas vaguement ridicules, seules notes de couleur sur la blancheur éclatante du deuil…
De la joie au deuil, du bonheur au déclin, de la beauté lumineuse à son souvenir douloureux, le Musée Jenisch retrace l’histoire d’amour aussi intense que brève entre Ferdinand Hodler (1853-1918) et Valentine Godé-Darel (1873-1915) sous le titre Revoir Valentine.
Un cycle unique de 115 peintures, dessins, croquis, réalisés pour la plupart entre 1908 et 1915, soit de la rencontre des deux amants à la mort de la jeune femme, en passant par sa maternité, annoncée alors qu’elle est déjà malade, peu avant que soit diagnostiqué un cancer. A l’époque où l’artiste fait la connaissance de la jeune femme, elle a trente ans et la lumière qui l’accompagne; lui est un artiste quinquagénaire, reconnu et renommé, le chantre des paysages alpins et des valeurs patrimoniales helvètes. L’exposition à la Sécession de Vienne dont Hodler est l’invité d’honneur en 1904 l’a fait reconnaître de la scène artistique européenne. L’artiste a exploré les mouvements contemporains majeurs – du réalisme d’Anker à l’expressionnisme réinventé en parallélisme, puis au symbolisme auquel puisent ses compositions de grand format. Aussi divers soient les registres – bûcherons musculeux ou Guillaume Tell, autoportraits innombrables, paysages alpins majestueux et allégories hypnotiques – le langage hodlérien est reconnaissable entre tous. Ainsi dans les salles du musée veveysan, dont l’essentiel évoque Valentine telle qu’elle apparaît d’allégories en portraits colorés, esquisses sombres au crayon, graphite ou fusain.
En 1908, la jeune Française, divorcée depuis peu, est installée à Genève, où elle tient un rôle dans une opérette. Elle devient le modèle du peintre, posant pour plusieurs œuvres imposantes (Femme joyeuse, 1912, Splendeur linéaire, 1908-1909) et leur relation se fait plus intime, se muant en une liaison intense, qui sera émaillée de plusieurs ruptures successives.
Poursuivi par le malheur et la mort, Hodler est orphelin à l’adolescence, ayant perdu successivement son père et deux de ses frères, puis sa mère, emportés par la tuberculose. Marié une première fois, puis divorcé, il se remarie avec Berthe Jacques, institutrice genevoise, en 1898; elle restera l’épouse «officielle» du maître, qui n’en aura pas moins des maîtresses. A l’heure où une partie de la critique dénonce le comportement «prédateur» de Picasso avec les femmes, la même critique aurait à n’en pas douter du grain à moudre avec le grand peintre suisse.
Avant Valentine, Hodler a vécu une liaison avec Augustine Dupin, couturière genevoise qui devint son modèle et sa compagne avant de donner naissance à son fils. Quand Augustine, malade, se meurt, Hodler accourt à son chevet, dessine et peint son ancienne maîtresse à plusieurs reprises, reprenant l’exploration du thème qui le hante depuis toujours, celui de la mort. Une salle est ainsi dédiée à la belle Augustine, comme il la nomme, portraits de la jeune femme pensive ou posant avec son fils, malade puis sur son lit de mort.
Au fil de l’idylle avec Valentine affleure la même quête artistique, de manière parfois obsessionnelle, troublante, à n’en pas douter. Relater l’évolution de la maladie, son avancée, l’approche de la faucheuse. De Valentine, il écrira aussi qu’elle fut «la passion la plus intense de sa vie».
Quelle fut l’attitude de celle-ci face à son projet de mise à nu de son intimité, de sa finitude et de sa déchéance? Impossible de le savoir, dans la mesure où la correspondance entre les deux amants a été détruite pour l’essentiel. Etait-elle consentante? Il semble que l’artiste ait été sincèrement affecté par le destin de son amoureuse et à la fois, ce voyeurisme dérange. Hodler se soucie de la santé de Valentine et des traitements possibles et en même temps, il s’ouvre à son amie Gertrud Dubi-Müller du caractère novateur de son projet: relater par le menu la disparition d’un être aimé, en lui confiant que «personne n’a encore jamais fait cela».
«La mort a la beauté de la vérité, écrit-il par ailleurs. Voilà pourquoi elle m’attire. C’est elle, c’est sa grandeur que je vois à travers ces traits qui furent aimables, aimés, adorés et qu’elle envahit. Elle les accable de souffrance, mais en quelque sorte les dégage peu à peu, elle leur donne leur plus haute signification. C’est la mort qui a mis pour moi sur certains visages leur beauté véritable».
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