Culture / Franz Gertsch, l’hommage en kaléidosope de son musée
Disparu en décembre dernier, le Bernois était un des représentants majeurs du photoréalisme en Europe. L’occasion de redécouvrir ses variations végétales et ses portraits troublants...
Deux énormes cubes de béton gris disposés en angle droit autour d’un jardin, prolongés après coup par une extension sur mesure, à la manière d’un domino; et à l’intérieur, sur plus de mille mètres carrés, sept vastes espaces où se côtoient le minuscule et le grand format, le détail infime et sa projection sur des toiles imposantes. Le musée Gertsch de Berthoud/Burgdorf (BE), érigé grâce à un mécène, vient de célébrer ses vingt ans: l’exposition hommage «Kaléidoscope» revient sur les dernières décennies d’activité de cet artiste helvète majeur au lendemain de son décès, en décembre dernier. Prétexte à (re)découvrir une institution et un créateur atypiques dans son Emmental natif, à quelques lieues de la ville fédérale.
Minuscules? Les herbes de son jardin, la fleur rouge feu d’une broméliacée ou les fines nervures d’une pétasite, l’écume d’une vague, quelque part en Toscane, le grain d’une peau nue ou d’un visage. Un contraste saisissant avec le gigantisme de nombreuses œuvres, telle la série des saisons – plus de trois mètres sur quatre – les cycles consacrés à la mer ou au végétal («Meer»; «Gräser», etc.).
L’intitulé de l’exposition bernoise - Kaléidoscope - se réfère à la diversité de l’œuvre de Franz Gertsch, à ses couleurs vives et à l’effet changeant qu’elle produit, selon le point de vue et l’éloignement du spectateur.
Au cours de sa longue carrière, le Bernois (1930-2022) connaît plusieurs styles et périodes, explore différentes techniques, tout en revenant régulièrement à ses thèmes fétiches. Après des débuts de peintre post romantique, dès 1965, il produit des collages dans la ligne du Pop Art avant de passer au photoréalisme et aux grands formats qui l’ont fait mondialement connaître, via la peinture et la gravure.
La toile de grand format «Medici» exposée en 1972 à la documenta 5 de Kassel sera la première à attirer la lumière sur lui. Medici? Rien à voir avec Florence ou la Renaissance, c’est le nom de l’entreprise figurant sur un panneau de chantier, là où sont adossés cinq jeunes gens en pattes d’éph, cheveux longs et blousons courts. Des personnages emblématiques de leur époque et de la petite communauté gravitant autour de l’artiste Luciano Castelli, qui vit alors à Lucerne et que fréquente le Bernois.
Les œuvres de Gertsch racontent à leur manière les seventies, époque de fêtes et de transgression, où il photographie notamment Patti Smith, dont il est un grand fan, lors d’un concert à Cologne. Une autre série qui contribuera à sa notoriété internationale.
D’autres portraits d’artistes ou de groupes suivent, ainsi que son «Autoportrait» de 1980. De nombreuses figures féminines vont aussi l’accompagner tout au long de sa carrière, inconnues ou rock stars, épouse ou voisines.
La décennie suivante est vouée à l’exploration de la gravure: l’artiste développe depuis l’origine sa propre technique, avec la photo pour point de départ, pour ses peintures comme pour ses gravures sur bois. Partant de photos, il les projette sur la toile à la façon de diapositives, d’assez loin pour préserver un certain flou et se ménager une marge d’interprétation lorsqu’il commence à peindre sur l’image projetée. Pour ses gravures, il utilise des planches de tilleul, qu’il enduit de couleur, avant d’y déposer très délicatement le papier – artisanal et japonais, les plus grandes feuilles existantes, de quelque trois mètres sur quatre – et de presser à la main sur la planche à l’aide de lentilles de verre. Chaque gravure est imprimée dans une autre couleur.
Dès 1995, Gertsch revient à la peinture avec le premier des portraits de «Silvia» et le début de ses séries consacrées aux herbes («Gräser I à IV»), les deux techniques se côtoyant dès lors dans son atelier. La jeune femme à la beauté troublante («Silvia» I, II, III, 1998-2004, tempera et technique mixte sur toile), chevelure blonde attachée et expression mi-mélancolique mi-provocante, intrigue et rappelle la Renaissance et la peinture des grands maîtres anciens. Différents de par leur arrière-plan, les couleurs, la lumière, l’expression de la jeune femme, ces trois portraits sont réunis pour la première fois, tirés pour l’occasion des collections du Kunsthaus de Zurich et d’un musée allemand; il en émane toutefois une semblable impression d’étrangeté atemporelle.
En 2007, l’artiste amorce avec les «Quatre saisons» un nouveau cycle de peintures, qui verront évoluer sa technique et seront suivies d’autres variations encore, sur des thèmes divers: Guadeloupe, Pétasite, Herbes, Eté, Hiver, Bromelia, Mer, Chemin en forêt, etc.
Il y a aussi du monochrome en Franz Gertsch – en particulier la période bleue qu’il embrasse dès 2019: recourant à un pigment naturel extrait du lapis lazuli, l’artiste plonge en immersion totale dans l’élément bleuté. Les paysages et motifs qu’il traite depuis des années baignent dès lors dans une même atmosphère psychédélique, mer, ciel ou herbes inondées d’une touche céleste.
Un chemin forestier, une pinède en Toscane, des rivages ou le décor évoquant la belle saison («Blaue Sommer»/Eté bleu, 2020) sont aussi revus à la façon d’Yves Klein. Plus étonnant, pour une de ses variations végétales («Gräser VIII»), Gertsch a reconstitué la plus extraordinaire des recettes ancestrales, le bleu de Fra Angelico, avant de l’appliquer à l’aide d’un pinceau en poil de sanglier pour restituer la luminosité unique propre au Beato florentin…
A 92 ans, peu avant de s’éteindre, cette étonnante personnalité peignait encore pratiquement tous les jours, tel un artisan au Moyen Age, réalisant à chaque fois un petit morceau d’une vaste fresque. Certaines œuvres récentes, ainsi que des prêts, sont montrés pour la première fois dans le cadre de cette rétrospective des dernières décennies.
Kaléidoscope, 20 ans du Musée Franz Gertsch, Burgdorf, jusqu'au 5 mars 2023.
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