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Chronique / De Saint-Ursanne à Boncourt dans l’Ajoie heureuse


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Nous reprenons ici le récit du tour de la Suisse à pied commencé l’été dernier. Aujourd’hui, la dernière étape: Develier - Le Sommet - Les Ordons - Col des Rangiers - La Caquerelle - Outremont - Saint-Ursanne - Séleute - Les Chainions - Porrentruy - Le Grand Fahy - Mormont - Courtemaiche - Buix - Boncourt.



A la sortie de la messe, je quitte mon ami Dominique et me mets en route vers la crête qui domine la plaine délémontaine. Il faut éliminer la damassine d’hier soir. Une fois au sommet, le chemin ondoie tranquillement à travers bois, champs de blé, prairies à vaches et grandes fermes isolées jusqu’au col des Rangiers. De là on continue jusqu’aux hauts de Sainte-Ursanne. Six heures tranquilles, à peine interrompues par un chamois qui broute paisiblement de la luzerne en attendant le dernier moment pour s’enfuir dans la forêt.

Le paysage est tout en rondeurs et en ondulations paisibles. Pas d’aspérités, de pics ni de pointes. Rien qui frappe l’attention, sinon le même horizon bas dans toutes les directions. L’insolite et le pittoresque se nichent au creux des vallées, dans les gorges de la Birse ou les creux du Doubs. Il faut s’habituer à descendre pour se laisser surprendre, plutôt qu’à monter.

Ainsi de Saint-Ursanne. Le dernier kilomètre de chemin est consacré aux exploits du saint. Un sacré gaillard que cet Ursanne! Des panneaux de bois joliment sculptés racontent qu’il a commencé par subjuguer un ours qui avait tué son âne en l’obligeant à se mettre à son service, puis qu’il a déjoué les funestes projets d’un hobereau du coin qui voulait le soûler à mort (à la damassine déjà?) et qui sera puni en voyant son château infesté de vermine. Il aveuglera aussi un riche marchand qui avait osé blasphémer. Mais il lui rendra la vue après avoir constaté son repentir sincère et son désir de se racheter en offrant à l’église un précieux ostensoir d’orfèvrerie (dont s’enorgueillit l’abbatiale aujourd’hui encore). Mystique mais les pieds sur terre, le saint irlandais!

Repliée dans un bras du Doubs, Saint-Ursanne n’a pas connu le développement prestigieux de Saint-Gall mais se défend bien. Avec Romainmôtier et Gruyères, elle est l’un des plus beaux bourgs médiévaux de Suisse romande. 

Après avoir sacrifié avec bonne grâce au rituel de la truite, qui est à la gastronomie locale ce que la fondue est à Gruyères, et fort de la bénédiction d’Ursanne, je peux m’endormir la conscience tranquille dans ma spartiate cellule du motel-camping du Chandelier.

Le lendemain matin, je remonte sur la crête du Doubs pour me diriger sur Porrentruy. Le chemin est très agréable à fouler, large, souvent ombragé et tapissé de feuilles de hêtre, très frais en matinée. 

Vers 15h30, j’entre déjà à Porrentruy, assez tôt pour une séance chez le coiffeur kurde, passer à la banque régler quelques affaires et faire un peu de lessive avant de me diriger vers l’antre de mon confrère bruntrutain Arnaud qui m’attend pour l’apéro et le dîner. Après quelques vodkas citron bien fraîches, le journalisme, ou ce qu’il en reste, n’a qu’à bien se tenir. 

Lui et ses amis adorent la capitale de l’Ajoie et siège historique du prince-évêque mais ils craignent pour son avenir. Porrentruy, qui a manqué sa chance de devenir la capitale du nouveau canton du Jura au profit de Delémont, a bien essayé de se rattraper en devenant un centre de formation et de justice. Mais elle pourrait à nouveau être déclassée par l’arrivée de l’industrielle Moutier, future deuxième ville du canton et qui fera basculer le centre de gravité de la République vers le sud-est. La crainte de la relégation est donc là…

Le lendemain, je commence avec la visite de l’impressionnant château, devenu siège du tribunal cantonal et du Palais de Justice, qui servit de résidence à l’évêque de Bâle pendant les turbulences de la Réforme. Dans la cour sont entassés plusieurs tas d’impressionnants boulets de pierre qui servaient de munitions aux catapultes, trébuchets et autres engins de bombardement avant l’ère du canon à poudre et qu’on a retrouvés dans les murs de soutènement du château.

De là, le chemin monte sur les hauts de Porrentruy, en direction de Courtemaiche, à travers bois et prairies, très agréable. Je me sens léger et mon esprit libéré se met à vagabonder gaiement. Arrivé à Mormont à l’heure où il commence à faire soif, je tente un crochet par le gite de la Bergerie. Il est fermé mais la patronne, qui m’a vu arriver, m’offre une limonade. Je lui raconte mon périple depuis Saint-Maurice quand survient son mari qui rentre du verger avec quelques caisses de damassons pour les confitures et la distillation. Le domaine élève une centaine de moutons et vit surtout de l’arboriculture et du maraîchage. Il est certifié bio depuis dix-sept ans, «sans aucun apport de produits chimiques» précise son propriétaire, qui vient s’asseoir à ma table. 

Une longue conversation s’engage. Il n’a jamais regretté ce choix bien qu’il touche beaucoup moins de subventions directes qu’avant et qu’il doive travailler plus. Il me confirme qu’on peut parfaitement produire des produits biologiques 100% naturels, sans aucun produit ni engrais artificiels, même ceux tolérés par le cahier des charges. «Les arbres et les légumes sont comme les hommes, ils sont paresseux. Si on prend l’habitude de les arroser tout le temps, ils deviennent incapables de puiser l’eau dans les profondeurs de la terre et périssent au premier coup de chaud. Si on les habitue aux produits chimiques, ils n’arrivent plus à fabriquer leurs défenses immunitaires tout seuls.»

Il y a trente ans, il épandait sur ses blés trois fongicides, suivis d’un herbicide total et d’un réducteur chimique pour empêcher les tiges de pousser trop haut. «On faisait bouffer cette saloperie aux gens sans se poser de question. On faisait la même chose avec les veaux, qu’on nourrissait exclusivement de lait, sans foin, pour qu’ils aient une viande bien blanche. Ils manquaient tellement de fer qu’ils n’arrivaient plus à fabriquer assez de sang. Certains mouraient avant d’arriver à l’abattoir. Mais on avait tellement habitué le consommateur à manger cette viande de veaux malades que les grands distributeurs déclassaient les animaux qui avaient la chair trop rouge parce qu’on les avait nourris au foin».

Comme son collègue de Saanen, M. Amstutz-Moser est un paysan-philosophe. On devine qu’il n’est pas loin de penser que les êtres humains sont semblables à ces veaux, standardisés et élevés au mépris de leur rythme et de leurs besoins vitaux, bourrés de vaccins et d’antibiotiques, et qui ont perdu leur résistance et leur libre arbitre face aux aléas du destin et de la maladie. 

«Le système agricole est devenu fou, tellement on le force à produire au risque de tout détruire. L’erreur du paysan est de croire que la terre est à lui et qu’il va l’emporter dans sa tombe. La terre ne nous appartient pas. Nous n’en sommes que les usufruitiers, le temps d’une vie.» Remarque valable pour l’ensemble des propriétaires dans ce monde, «qui s’accrochent à leurs biens comme à la prunelle de leurs yeux», dit-il en s’excusant de sa franchise.

«On tombe tous dans le même piège. On en veut plus, on s’agrandit, on achète du matériel, on construit des ruraux onéreux et on emprunte à la banque qui devient le propriétaire final de votre bien tandis qu’à l’autre bout, on dépend des gros distributeurs qui fixent prix et gardent la marge.»

Le paysan moderne, un nouveau serf? Il est en tout cas de moins en moins indépendant. Big Ag y veille. Elle truste les terres en les acquérant massivement grâce aux énormes moyens financiers dont elle dispose et elle emploie les paysans comme des mercenaires sans contrat. Les yeux rivés sur leurs écrans, ceux-ci reçoivent directement sur leur smartphone les ordres des grandes industries agro-chimiques qui leur disent quel jour et à quelle heure ils doivent semer, épandre tel herbicide ou tel engrais. Sur leurs énormes tracteurs informatisés, ils ne voient ni ne sentent plus la terre qu’ils cultivent. Ils vivront bientôt enfermés dans leur tour de contrôle mobile, entourés d’écrans et de caméras, comme des ingénieurs dans leurs centres de commande.

«Or la nature n’obéit pas à des normes», poursuit mon interlocuteur. «Elle produit une année mais pas l’autre. Ce qui était bon un jour ne l’est plus le jour suivant. On désigne comme mauvaise herbe ou insecte nuisible ce qu’on ne connaît pas ou ce dont on ignore l’utilité, et on l’élimine sans pitié. On fait produire les paysans selon des règles absurdes, dictées par des distributeurs productivistes qui en veulent toujours plus afin de faire baisser les prix. Tout ça alors qu’on sait que la moitié de ce qu’on produit finit à la poubelle.»

Mais l’heure avance et mes hôtes ont faim. Moi aussi d’ailleurs. Midi arrive et madame a improvisé une planchette avec du pain, des tomates, quelques herbes, une saucisse maison et une bière bio à la damassine. Je dois insister pour payer. Et moi qui pensais que l’Ajoie n’était qu’une morne plaine! Me voici bien puni de mes préjugés. J’avais oublié qu’on était au pays de la Saint-Martin.

Le reste de la journée va confirmer mon erreur. Après plusieurs heures à marcher sous un soleil devenu écrasant depuis quelques jours, j’arrive à la douane de Boncourt, aux confins nord-ouest du canton. De là, je n’ai plus qu’un kilomètre à parcourir pour me rendre chez mon logeur, qui a ouvert deux superbes chambres d’hôtes dans une maison étroite et toute en hauteur qui servait de poste et de logement aux douaniers qui surveillaient le passage de Déridez. C’est par ici qu’en 1870 les troupes défaites du général Bourbaki ont pénétré en Suisse et qu’on faisait passer en catimini les réfugiés juifs pendant la guerre. 

Mon hôte a restauré et aménagé l’ancienne douane avec goût. Vincent Chapuis, économiste engagé, collaborateur d’Emmaüs, est un militant alternatif convaincu bien que non encarté. Ce soir et demain matin, on mangera aussi des produits bios, cultivés dans la coopérative qu’il a créée avec sa femme et une centaine de membres intéressés par l’agriculture biologique et les circuits non commerciaux. Tous deux essaient de se décarboner au maximum et de vivre en autarcie, avec leurs propres productions d’énergie, de légumes et de fruits.

Comme moi, il est pessimiste sur le destin d’un monde qui nous semble très menacé. En chemin, j’ai été frappé par la quantité de sapins et de hêtres desséchés par la sécheresse et attaqués par le bostryche. Les futaies du Jura sont menacées. 

Vincent est frappé par l’inaction des politiques qui ne réagissent ni aux rapports du GIEC ni à ceux sur l’effondrement de la biodiversité. Les citoyens-consommateurs ne bougent pas non plus. Vincent est d’avis qu’on peut produire et consommer moins et respecter la nature sans se priver. Il me cite l’exemple des abeilles. Lui et sa femme sont aussi apiculteurs. L’an dernier, ils ont perdu leurs dix ruches d’un coup. Ils soupçonnent le glyphosate utilisé par le paysan voisin. Après avoir semé de la phacélie très mellifère pour régénérer le sol de son champ en jachère, ce dernier a brutalement répandu du glyphosate pour tuer les plantes avant de semer du maïs. Résultat: les abeilles ont disparu. Le glyphosate leur fait perdre le sens de l’orientation et les rend incapables de retrouver la ruche. 

Il déplore aussi que nombre d’apiculteurs professionnels dopent leurs abeilles pour les forcer à faire le plus de miel possible, sans aucun respect pour l’insecte. Mais ce n’est pas tout. Les abeilles sont aussi en danger à cause des écolos-bobos qui s’amusent à élever des ruches dans leur jardin urbain en pensant bien faire mais ne s’en occupent plus pendant les vacances. Les reines s’enfuient dans la nature. Or les abeilles sont des animaux domestiques. Comme les chiens et les chats, elles exigent des soins constants, assure-t-il. 

C’est d’ailleurs en compagnie de sa chienne qu’à 22 heures, une fois la nuit devenue sombre, nous prenons la route du Mont Renaud. Après une petite marche dans la forêt, nous montons au sommet de la grande tour d’observation qui la coiffe et d’où l’on peut admirer les ombres et lumières des plaines de Franche-Comté et d’Alsace, qui s’étendent de Montbéliard au sud à Bâle et Mulhouse au nord. A l’est, dans notre dos, rien. Devant nous, à l’ouest, on devine la ligne des Vosges dans l’obscurité. Autant le territoire français paraît densément peuplé, autant le Jura suisse est désert. Nous essayons de guetter quelques étoiles filantes dans l’espace infini au-dessus de nos têtes. A minuit, nous mettons fin à cette escapade nocturne qui nous a fait le plus grand bien.

Suite et fin l’année prochaine…

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