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Culture / Guy Debord dans une collection sur des icônes pop


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«Icônes» est le nom générique de cette nouvelle collection de livres paraissant aux éditions Les Pérégrines. Celui sur Guy Debord en est le huitième volume. Les précédents portaient sur Duras, Duchamp, Warhol, Beauvoir ou Tabarly.



Nous avons donc là, une vie, une œuvre, en 100 pages et il ne s’agit bien sûr pas d’une biographie exhaustive mais d’évocations rapides de moments décisifs, de courts jugements critiques sur la validité posthume des prises de positions du héros classico-romantico-révolutionnaire et de confidences sur les états d’âme actuels de l’essayiste.

L'ouverture

Le livre s’ouvre par une évocation du père de l’auteur de ce libelle, un sidérurgiste traitant John Lennon de pauvre con avec sa chanson répugnante, Working Class Hero. Héroïser le travail en usine, faut le faire! En 1971, ne sommes-nous pas à la fin d’un cycle? La sidérurgie, le prolétariat industriel, en Europe, c’est fini. L’usine de son père va changer radicalement de destination et finir, après divers avatars, en Parc des Schtroumpfs. La boucle est bouclée: tout, absolument tout, est devenu spectacle. Oui! Sous les pavés, les pavés. 

On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve

Ensuite, cela ressemble à un cours d’esthétique phénoménologique avec ce qu’il faut d’anecdotes pour conserver l’intérêt de l’auditeur et de théorie pour donner un sens à ce déploiement anecdotique. Un balancement, une initiation, une ouverture, un dépassement, comme une ancienne vie de saint asiatique mystique et ivrogne, un mélange d’hagiographie et d’examen critique, un excellent scénario pour une potentielle bande dessinée, un inventaire rapide de tous les faits connus éclairant la vie du situationniste, pour arriver à reconstituer la trajectoire du contempteur des mœurs modernes et du pivot central de feu l’Internationale situationniste. 

Une initiation

Un livre certainement utile pour les jeunes générations, avec son répertoire d’approches critiques, certaines n’ayant malheureusement plus de nos jours que peu d’usage, d’autres ayant gardé toute leur pertinence critique.

Bien sûr, si nous prenons Debord comme maître à penser, et surtout comme maitre à vivre, nous ne serons jamais à la hauteur de ses attentes, soupire notre commentateur. Quoiqu’il en soit, le lire, c’est acquérir une grille qui permet de décrypter toutes les tares dont est affligée notre société. En passant, Laurent Jullier, nous apprend aussi que l’ancêtre des punks, ce n’est pas Debord, c’est Isidore Isou et que Debord doit beaucoup à Sartre. A commencer par le concept de situation qui provient de la fin de La Nausée. Vous souvenez vous  de l’échange entre Roquentin et Anny à la fin du livre?

— Oui, dis-je, j’ai compris. Dans chacune des situations privilégiées, il y a certains actes qu’il faut faire, des attitudes qu’il faut prendre, des paroles qu’il faut dire — et d’autres attitudes, d’autres paroles sont strictement défendues. Est-ce que c’est cela?

— Si tu veux…

— En somme, la situation c’est de la matière: cela demande à être traité.

— C’est cela, dit-elle: il fallait d’abord être plongé dans quelque chose d’exceptionnel et sentir qu’on y mettait de l’ordre. Si toutes ces conditions avaient été réalisées, le moment aurait été parfait.

— En somme, c’est une sorte d’œuvre d’art.

L'épopée du viveur

Jeune, Debord rencontre Isidore Isou et les lettristes et son passage par le lettrisme a sauvé celui-ci tout entier de l’oubli, juge Laurent Jullier. Debord a donc pendant un certain temps une pratique artistique mais se rend assez vite compte qu’il ne veut pas être le praticien d’une nouvelle école artistique mais celui d’un nouvel art de vivre. Pour lui, à ce moment-là, le vrai problème révolutionnaire est celui des loisirs! Il est à la recherche de l’œuvre d’art totale. L’art doit être dépassé. La séparation, la colonisation de la vie quotidienne, les courants, les pentes, toutes les pistes psycho géographiques, les plaques tournantes, le Grand Passage, l’aliénation, le don, l’espace, la réification, la dérive, le potlatch, tous les concepts dont il usait évoquaient et le désenchantement et le réenchantement toujours possible de la société dite par lui du spectacle. Traversé par toutes les contradictions de son époque, technophile tout autant qu’écolo, il redéfinit le concept de classes sociales en une dichotomie de contrôleurs et de contrôlés. Plus violemment politique que Stevenson ou Paul Lafargue, tout autant idéologue du droit à la paresse qu’eux, clone œdipien d’André Breton, le dédain, le refus de travail, c'est-à-dire. du salariat, qu’il professait n’est-il pas aujourd’hui partagé par le tout-venant? 

La chronologie

C’est le point fort de l’ouvrage: une chronologie en 100 titres de bouquins ayant beaucoup compté pour Debord, ou éclairant les débats de l’époque et les dates importantes de la vie de notre preux paladin. 100 auteurs et chacun se retrouvant résumé à un unique concept, aussi chargé en symbole que les costumes des personnages d’une danse macabre médiévale: La Boétie et la servitude, Tocqueville et les petits arrangements, Henri Lefebvre et la vie quotidienne, Günther Anders et l’obsolescence, Lukács et la réification, Marx et la valeur d’usage, Hegel et sa chouette de Minerve, Li Po, Omar Khayyam, pour l’apologie de l’ivresse, Huizinga et le jeu, Marshall Sahlins et ses chasseurs-cueilleurs, Lewis Mumford et la cité, Wittfogel et le despotisme oriental.

Quoi d'autre?

De Gaulle à la télévision en 68: «Cette explosion a été provoquée par quelques groupes qui se révoltent contre la société moderne, contre la société de consommation, contre la société mécanique, qu’elle soit communiste à l’Est ou qu’elle soit capitaliste à l’Ouest.» C’est remarquable, non? 

Le Debord libertin, celui qui parle de petites morues, de jeunes filles baisables et de marsupiaux, paraît particulièrement lourd et grossier. Et vu ce qu’il buvait, on a un peu de peine à fantasmer sur ses exploits sexuels.

De toute façon, au fil de ce livre, on ne se sent plus face à un OVNI légendaire et radical, à un marquis de Sade de l’agit-prop mais à un penseur parmi d’autres qui redit et approfondit ce que d’autres ont dit avant lui.

Il écrit bien, dit Laurent Jullier, de façon concise, dans une langue classique mais ce jugement ne concerne pas La société du spectacle, — livre au ton obsidional et comminatoire, à la forme sèche et assommant à la lecture. 

Et qu'en reste-t-il?

Debord n’aimait que ceux qui voulaient saper l’ordre existant. Il a vécu la vie que nous aurions voulu vivre, nous confie Laurent Jullier, bonne chère, amitiés sincères, révolution d’arrière-salle de brasserie. Debord dit nos frustrations, nous venge des humiliations. Mais ça, ajoute-t-il, ce n’est pas le vrai Debord, c’est celui qu’il a voulu nous donner mais en vrai, notre héros a vécu la vie petite-bourgeoise commune à la plupart d’entre nous. Il lisait France-Soir tous les jours, appréciait Trust et Renaud et à la fin de ses jours fraternisait avec des inconnus qu’il rencontrait dans son bar de la rue Dauphine, et ce qu’il y a de remarquable dans sa vie, c’est que spectaculaire, il ne le fut pas, qu’il n’a pas offert de gages aux divers média d’époque, qu’on ne l’a jamais vu à la télévision ou en une de Paris-Match, qu’il est toujours resté dans l’ombre, mauvaise conscience de son temps.

La conclusion du commentateur

Les situationnistes savaient au fond d’eux-mêmes qu’ils ne gagneraient jamais, dit-il. Il y avait un fossé entre le prolétariat international et eux. Ils pensaient la question religieuse résolue, elle ne l’était pas. Déplorer le manque d’authenticité et le frelaté deviendrait au XXIème siècle le cliché par excellence de tous les réacs. La critique de la consommation est à présent un topos fatigué. Qui ne vilipende pas les médias, les selfies, les tweets, les posts, les influenceurs ou la dictature du look aujourd’hui?

Ne pas laisser l’être se diluer dans l’avoir et encore moins dans le paraître, voilà l’essentiel de la leçon que Laurent Jullier retient du maitre de la Contre-Escarpe. C’était donc ça? Rien que de tristes banalités moralisantes? A chacun sans doute de s’en faire sa propre opinion.


«Debord», Laurent Jullier, Editions Les Pérégrines (collection «Icônes»), 128 pages.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Gamuret 03.12.2021 | 18h07

«Bonjour !
Pourquoi dire que la chanson de J. Lennon "Working Class Hero" est répugnante ?
Il ne faudrait pas confondre réflexion avec réaction. Est-ce que je dis que votre article est répugnant ? Non ! Je pourrais pourtant, mais je le lis, essaye de le comprendre.....
Mes bonnes salutations !
Philippe Henry »


@YvesT 05.12.2021 | 22h04

«Le père de l'auteur qui est ouvrier dans une aciérie, il commençait tous les jours à 4h00 du matin cette semaine là, entend John Lennon parlant de sa chanson à la télévision et il dit : Pauvre con. Et certes, ajoute l'auteur, il fallait vraiment l'être pour héroïciser le travail en usine? - »


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