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Chronique

Chronique / Le prince et le migrant


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Le nom de Lampedusa n’a pas toujours été synonyme de tragédie, celle des migrants venus s’échouer sur ses plages. C’est d’abord le patronyme de l’un des plus grands écrivains italiens du XXe siècle, Giuseppe Tomasi di Lampedusa. L’auteur de ce chef-d’œuvre qu’est Le Guépard, magnifié par le film qu’en a tiré avec non moins de génie Luchino Visconti. Prononce-t-on ce nom, Lampedusa, que c’est au romancier qu’invariablement je pense et au monde, à la société en train de sombrer qu’il dépeint dans son roman. Or il se peut que ce qui s’écrit aujourd’hui à Lampedusa ne soit pas autre chose que son ultime chapitre.



Je me suis souvent interrogé sur la signification de cette curieuse conjonction. Sur le sens de ce télescopage entre les époques, la nôtre et celle dont parle l’écrivain sicilien. En apparence sans liens, sans rapports entre-elles. Mais en est-on bien certain? Il  y a évidemment la situation géographique de l’île italienne. Sa position sur l’itinéraire des migrants. A mi-chemin entre le littoral tunisien, Malte et la Sicile. Me rendant il y a bien longtemps en Libye, je me souviens avoir aperçu depuis les airs Lampedusa alors que l’avion amorçait déjà sa descente sur Tripoli. Et j’avais été surpris de sa proximité avec la côte. Ceci explique donc cela, qui, encore une fois, n’a rien à voir avec Le Guépard.

Le Guépard (Burt Lancaster), film de Luchino Visconti. Saisie d’écran.

Il y a pourtant autre chose. Et c’est un livre, qu’on m’a prêté récemment, qui m’a permis de le comprendre. Son titre: A ce stade de la nuit de Maylis de Kerangal. 

Avant de la lire, j’avoue n’en avoir jamais entendu parler. Quinquagénaire, issue d’une vieille famille bretonne, ai-je appris depuis, ayant publié une quinzaine d’ouvrages, romans, récits, albums pour enfants, récompensée en 2010 du Prix Médicis. A ma grande honte, car elle est rien moins qu’une magnifique écrivaine ainsi que je l’ai découvert à travers ce récit sensible, méditatif, à la fois grave et lumineux, dont on ne ressort pas complètement indemne et qui traite justement de la crise migratoire et de Lampedusa. 

Maylis de Kerangal © frenchculture.org

Le point de départ du récit de Maylis de Kerangal est le naufrage le 3 octobre 2013 d’un bateau de migrants au large de l’île italienne. A bord du bâtiment, un vieux chalutier parti de Tripoli, ont embarqué plusieurs centaines de personnes, en majorité des Erythréens et des Somaliens. A un peu plus d’un mille de Lampedusa, le bateau tombe en panne; du fuel se répand sur le pont et un incendie éclate, un passager ayant mis le feu à une couverture afin d’alerter d’éventuels navires se trouvant à proximité. Pour échapper aux flammes, certains des occupants se jettent à la mer, d’autres se réfugient sur le côté opposé du bateau qui, déséquilibré, chavire. 366 personnes périssent.

Une cuisine, la nuit, à Paris. La narratrice d’A ce stade de la nuit entend soudain à la radio, au bulletin d’informations, prononcer ce nom de Lampedusa; on parle d’un naufrage survenu près de la petite île. Ce nom, à l’instar de tous les admirateurs du Guépard, le livre aussi bien que le film, réveille aussitôt des souvenirs et fait resurgir des images. Celles de Burt Lancaster, qui incarne la figure du prince Salina –  autre nom d’île –, Don Fabrizio, le personnage central du roman avec Tancredi Falconeri, son neveu préféré, son véritable fils, et bien sûr la belle Angelica, fille de Don Calogero Sedara, le paysan enrichi, personnification des temps nouveaux. Seule et unique œuvre de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (1896-1957), lui-même prince sicilien, Il Gattopardo, paru quelques mois après la mort de son auteur, s’inspire en bonne partie de la vie de son arrière-grand-père.

Migrants débarquant à Lampedusa © DR 

L'engloutissement de l'ancien monde

Le livre raconte la fin du Royaume des Deux-Siciles rallié de force au nouveau Royaume d’Italie à la suite du débarquement des Mille, les partisans de Garibaldi, et l’avènement d’une nouvelle société. Celle du Risorgimento que représente Don Calogero. Dans l’entourage du prince, un homme a compris qu’il ne faut pas laisser faire la révolution sans en être, sous peine de tout perdre, c’est Tancredi. Qui, au grand dam de son oncle, s’en va rejoindre les partisans de Garibaldi.«‘’Un Falconeri dev'essere con noi, per il Re’’ Gli occhi ripresero a sorridere. ‘’Per il Re, certo, ma per quale Re?’’ Il ragazzo ebbe una delle sue crisi di serietà che lo rendevano impenetrabile e caro. ‘’Se non ci siamo anche noi, quelli ti combinano la repubblica. Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi.’’» 

Si nous voulons que tout reste tel quel, il faut que tout change: sans doute l’un des propos les plus forts du roman. Et l’une des plus grandes leçons politiques qui soit. Cynisme? Non, extraordinaire lucidité au contraire. A propos de tant de prétendues révolutions, tant de changements qui ne sont que de façade, une classe en remplaçant simplement une autre, voilà tout. Le prince, dont les yeux se sont décillés grâce à son neveu, finit par le comprendre lorsqu’il accueille dans son palais d’été de Donnafugata, l’homme nouveau. Don Calogero, vêtu d’un frac d’autant moins de circonstance qu’il est trop petit, mal coupé, mais qui n’en marque pas moins sa récente ascension.«Un instant qui est peut-être la seconde décisive du film, écrit Maylis de Kerangal, ce mouvement de bascule entraînant l’engloutissement de l’ancien monde, l’instant où l’aristocratie sicilienne chavire.» 

Dans le film de Visconti, on l’a rappelé, c’est Burt Lancaster qui est Don Fabrizio.«Plus j’y pense, note Maylis de Kerangal, plus je trouve extraordinaire que Burt Lancaster, désigné si souvent comme un ‘’aristocrate’’ du cinéma, soit né à New York en 1913, issu de l’émigration anglo-irlandaise, et tienne ensemble ces deux identités qui cohabitent dans le nom de Lampedusa: il est le prince et le migrant.» 

Comme on le sait, l’un des grands moments du roman, mais plus encore du film, c’est bien sûr le bal que donnent les Panteleone, à Palerme, et auquel assistent le prince, son neveu et Angelica.«Elle est la fille si belle de Don Calogero, le paysan parvenu, et tout juste fiancée à Tancredi (…), elle est ce corps qui prend le pouvoir, et enfin, elle est l’étrangère », dont l’éclat fait ressortir avec d’autant plus de  cruauté le côté décadent de cette aristocratie. De «cette noblesse rongée par l’endogamie, corrodée par sa propre vacuité.» Après avoir revu dans un cinéma de la Rive gauche Le Guépard dans sa version restaurée, rentrant chez elle par le boulevard Saint-Michel, repensant à cette scène, «à l’instant où  j’allais passer le fleuve, écrit Maylis de Kerangal, et couper par le parvis de Notre-Dame, j’ai réalisé que Visconti avait filmé le bal du Guépard exactement comme un naufrage.» 

A l’exemple de l’auteure d’A ce stade de la nuit, je l’ai dit, Lampedusa s’est longtemps confondue pour moi avec Le Guépard. Lu et relu tant de fois, aussi bien en italien qu’en traduction. Aujourd’hui, le destin de tous ces hommes, femmes, enfants qui, à la merci de passeurs qui ne sont rien d’autres que des trafiquants de chair humaine, risquent leur vie sur des esquifs de misère, ce destin rejoint celui, non moins crépusculaire, des personnages du romancier italien balayés par le vent de l’Histoire. 

Claudia Cardinale, Burt Lancaster et Alain Delon dans Le Guépard de Luchino Visconti. 

Donnons une dernière fois la parole à Maylis de Kerangal – c’est à cet instant seulement que je m’avise  que son nom, comme celui de l’auteur du Guépard, est à particule. «J’ai pensé à la matière silencieuse qui s’échappe des noms, à ce qu’ils écrivent à l’encre invisible. A voix haute, le dos bien droit redressée sur ma chaise et les mains bien à plat sur la table – surement ridicule en cet instant pour qui m’aurait surprise, solennelle, empruntée –, je prononce doucement: Lampedusa.»


Cette chronique est la dernière de cette année si particulière. Je vous donne rendez-vous le 20 janvier 2021. Je vous souhaite de très belles fêtes néanmoins et surtout ne lâchez rien!


Maylis de Kerangal, A ce stade de la nuit, Editions Verticales, 2015

Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, Seuil «Points», 2007


A voir aussi:  Le Guépard, film de Luchino Visconti (1963) - la valse.

 

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