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Chronique

Chronique / Parce que c’était elles


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Elle est la Zaza des «Mémoires d’une jeune fille rangée». Elisabeth Lacoin fut la grande amie de jeunesse de Simone de Beauvoir jusqu’à sa disparition brutale à l’âge de vingt et un ans. Jamais l’écrivain – comme Marguerite Duras, Simone de Beauvoir tenait à ce masculin – ne l’oublia et c’est en partie pour lui redonner vie qu’elle entreprit de raconter ses souvenirs. Initialement, Zaza apparaissait dans ce magnifique roman que sont «Les Mandarins». Mais Simone de Beauvoir en retrancha finalement les pages la concernant. Elle lui consacra aussi une nouvelle, restée inédite, qui paraît aujourd’hui sous le titre «Les inséparables».



L’existence de ce texte nous était certes connue. Dans La Force des choses, qui prend la suite des Mémoires d’une jeune fille rangées, on lit en effet:«Je recommençai à écrire, mais mollement. Le seul projet qui me tint à présent à cœur, c’était de ressusciter mon enfance et ma jeunesse, et je n’osais pas le faire sans détour. Renouant avec de très anciennes tentatives, j’entrepris une longue nouvelle sur la mort de Zaza. Quant au bout de deux à trois mois je la montrai à Sartre, il tordit le nez; j’étais bien d’accord: cette histoire semblait gratuite et n’intéressait pas.» Simone de Beauvoir n’en dira pas davantage. Quant aux raisons de l’abandon de ces pages, elles tiennent, comprend-t-on, à leur caractère par trop personnel, mais surtout à leur peu de résonnance avec l’époque et ce qu’est alors l’engagement de l’auteure. 

Simone de Beauvoir  © COSMOS

Nous sommes en 1954. En octobre, Simone de Beauvoir publie Les Mandarins, qui recevra le Goncourt et que beaucoup voient comme le roman de l’existentialisme. Dans la figure d’Anne Dubreuilh mariée à Robert, écrivain de renom, il n’est guère difficile en effet de reconnaître la romancière ainsi que son compagnon, Jean-Paul Sartre. Et, toujours à l’instar de son modèle, Anne vit une intense passion avec un auteur américain, Lewis Brogan, qui n’est autre que Nelson Algren. Enfin, dans le personnage d’Henri Perronet, résistant, directeur du journal L’Espoir, on reconnaît aisément Albert Camus et Combat. Les deux hommes, Robert et Henri, finiront d’ailleurs, tout comme Sartre et Camus, par rompre en raison de leurs divergences politiques, reflets des tensions de la guerre froide. 

«L’année 54, écrit Simone de Beauvoir toujours dans La Force des choses, démentait nos espoirs; la conférence de Berlin ayant échoué, la France se disposait à ratifier la C.E.D (Communauté européenne de défense). Soutenue par l’Amérique qui, vaincue en Corée, voulait du moins soustraire l’Indochine au communisme, elle repoussa les avances d’Hô Chi Minh.» Elle expliquera plus tard dans Tout compte fait:«Je savais désormais que le cours du monde est la texture même de ma propre vie.» Plus que jamais, pour Simone de Beauvoir, œuvre et engagement vont de pair, ne font qu’un. Or on en est assez loin avec la nouvelle dédiée à Zaza, son amie d’enfance et de jeunesse qui compta si fort pour elle.

Les Inséparables peuvent se lire, et c’est ce qui en fait tout l’intérêt, comme le récit d’une émancipation. D’une progressive conquête de sa liberté par la narratrice, Sylvie Lepage, double de Simone de Beauvoir. Mais une liberté encore abstraite. Le monde, l’Histoire comme lieu de réalisation du Pour-soi, pour reprendre une catégorie sartrienne, où un projet peut advenir, sont quasi absents. L’époque à laquelle se déroule le récit, la Grande Guerre et les Années folles, n’apparaît qu’en creux, en filigrane. Le vrai cadre de la narration, c’est avant tout le milieu, étouffant, aliénant dans lequel vit Andrée Gallard, transposition de Zaza.

C’est au collège Adélaïde – le cours Désir où étudia Simone de Beauvoir – qu’Andrée et Sylvie se rencontrent. Aussitôt elles deviennent amies au point d’être appelées «les deux inséparables.» Andrée, qui vient d’une famille aisée avec château et personnel de maison, fait preuve d’une assurance dont elle ne se départit jamais, pas même face à ses enseignantes. Au contraire de Sylvie, beaucoup moins sûre d’elle, malgré sa première place en classe. Bien qu’appartenant à une tribu nombreuse et pratiquante, inflexible quant aux principes religieux et moraux, Andrée semble jouir d’une certaine latitude que Sylvie, elle aussi issue de la bourgeoisie bienpensante, lui envie. Début 1918, beaucoup de familles gagnent la province, Paris étant devenu peu sûr à cause des bombes et de la grosse Bertha. Mais au contraire des Gallard, pas question pour la famille de Sylvie, dont le père est mobilisé au ministère de la Guerre, de quitter la capitale.«J’étais fière de l’héroïque entêtement de mes parents: en demeurant à Paris, nous montrions à nos vaillants poilus que les civils ‘’tenaient’’.» 

L’éloignement des deux amies prend fin avec l’armistice. Sylvie réalise alors combien sa camarade lui a manqué.«Que le vide de mon cœur, le goût morne de mes journées n’avaient eu qu’une cause, l’absence d’Andrée.» Mais elle comprend aussi que l’intensité de ses sentiments à son endroit n’est pas vraiment partagée. La fin de la guerre a aussi amené un changement d’état pour les Lepage dont la fortune a fondu et qui doivent maintenant se restreindre. Cela va être la chance de Sylvie, comme ce le fut pour Simone de Beauvoir. Après le baccalauréat, elle pourra poursuivre ses études, car il lui faudra acquérir un métier. Tout autre est le destin qui attend Andrée, le mariage. Elle n’y est pas opposée, après tout elle est croyante et elle doit obéir à la loi de Dieu, alors que Sylvie, elle, a perdu la foi. Mais Andrée entend bien ne pas se laisser imposer un mari comme sa sœur Malou, comme avant elle sa mère. Elle veut pouvoir choisir, d’autant qu’elle a déjà aimé ainsi que Sylvie va l’apprendre.

Andrée était morte étouffée par cette blancheur

Pour sa plus grande joie, elle est invitée par madame Gallard à passer deux semaines, dans les Landes, dans la propriété familiale. Mais ce n’est pas pour les beaux yeux de l’amie de sa fille. C’est pour que Sylvie raisonne Andrée afin qu’elle rompe définitivement avec Bernard, le fils d’un voisin, qu’il n’est pas question qu’elle épouse. Or, bien qu’on eût interdit à Andrée de revoir Bernard, elle a passé outre. Et, oh! scandale, ils se sont même embrassés! Le soir, durant le dîner, observant une fois de plus la mère de son amie au sourire toujours égal, Sylvie comprend que ce n’est que faux-semblant. «J’avais souvent envié l’indépendance d’Andrée; soudain, elle me parut beaucoup moins libre que moi. Il y avait ce passé derrière elle; autour d’elle, cette grande maison, cette vaste famille: une prison, dont les issues étaient soigneusement gardées.» 

A la rentrée, Andrée, bien que promise au mariage, se voit néanmoins autorisée à suivre des cours à la Sorbonne. Elle choisit les lettres tandis que Sylvie s’inscrit en philosophie. Un autre garçon va alors entrer dans la vie des «inséparables», Pascal Blondel, étudiant comme elles.

Maurice Merleau-Ponty étudiant © Coll. part. 

Dans la réalité, Maurice Merleau-Ponty. Le philosophe, condisciple de Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre, le futur auteur de L’Œil et l’esprit, qui, à son début, sera de l’aventure des Temps modernes. Ici, il faut abandonner la fiction. Au printemps 1929, après un séjour berlinois, Zaza rencontre Maurice et leur amitié se mue bientôt en amour. Mais la famille de Merleau-Ponty ne veut pas de cette relation. Maurice, qui n’ose pas affronter ses parents, tergiverse; Zaza se bat, mais en vain. 

Dans la nouvelle, Andrée, que l’on veut expédier pour deux ans en Angleterre après quoi seulement elle pourra se fiancer à Pascal, se rend chez le père de ce dernier. Elle découvre alors que son fils ne lui a jamais parlé et qu’il ignore tout d’elle. Cette révélation va en quelque sorte causer sa fin. Au retour de sa visite, Andrée est prise de fièvre. Quelques jours plus tard, comme Zaza, elle succombe des suites d’une encéphalite aiguë. Sylvie, qui n’a pu revoir son amie durant sa maladie, assiste à ses obsèques dans les Landes où Andrée est inhumée «parmi les poussières de ses ancêtres.» Sur sa tombe, on a déposé des brassées de fleurs blanches. «Je compris obscurément qu’Andrée était morte étouffée par cette blancheur. Avant de prendre mon train, je déposai sur les gerbes immaculées trois roses rouges.»


Simone de Beauvoir, Les Inséparables, L'Herne, 2020.

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